Un nouvel « Entretien autour de l’informatique » : Serge Abiteboul et Gilles Dowek interviewent Michel Serres, philosophe, historien des sciences et homme de lettres, membre de l’Académie française. Michel Serres revient sur un thème qui lui est cher, les mutations du cognitif, qu’il a déjà par exemple développé dans Petite Poucette, un immense succès d’édition. Cet article est publié en collaboration avec le Blog Binaire.

Binaire : Vous avez écrit sur la transformation de l’individu par l’informatique. C’est un sujet qui intéresse particulièrement Binaire.

Michel Serres : Cette transformation se situe dans un mouvement très ancien. Avec l’écriture et l’imprimerie, la mémoire s’est externalisée, objectivée. L’informatique a poursuivi ce mouvement. Chaque étape a été accompagnée de bouleversements des sciences. L’informatique ne fait pas exception. Pour la connaissance, nous avons maintenant un accès universel et immédiat à une somme considérable d’information. Mais l’information, ce n’est pas encore la connaissance. C’est un pont qui n’est pas encore bâti. La connaissance est le prochain défi pour l’informatique. À côté de la mémoire, une autre faculté se transforme : l’imagination, c’est-à-dire la capacité à former des images. Perdons-nous la faculté d’imaginer avec toutes les images auxquelles nous avons accès sur le réseau ? Ou découvrons-nous un autre rapport à l’image ? Quant au raisonnement, certains logiciels résolvent des problèmes qui nous dépassent. Mémoire, imagination, raisonnement, nous voyons bien que toute notre organisation cognitive est transformée.

Le réseau social d’une personne était naguère déterminé par son voisinage. Aujourd’hui, on peut choisir des gens qui nous ressemblent. N’existe-t-il pas un risque de s’enfermer dans des appartenances ?

M. S. : Oui. Mais cela augmente nos libertés. Les aristocrates qui se rencontraient disaient « Bonjour, mon frère », ou « mon cousin ». Un aristocrate s’est adressé à Napoléon en lui disant, « Bonjour, mon ami », pour insister sur le fait que Napoléon ne faisait pas partie de l’aristocratie. Napoléon lui a répondu : « On subit sa famille, on choisit ses amis. »

Peut-être pourrions-nous conclure sur votre vision de cette société en devenir ?

M. S. : La dernière révolution industrielle a généré des gâchis considérables. Par exemple, on a construit des masses considérables de voitures qui sont utilisées moins d’une heure par jour. Je ne partage pas le point de vue de Jeremy Rifkin qui parle de l’informatique comme d’une nouvelle révolution industrielle. La révolution industrielle accélère l’entropie, quand la révolution informatique accélère l’information. C’est très différent.

Pour aller plus loin, nous ne pouvons que vous conseiller la lecture de Michel Serres, et notamment de son livre Petite Poucette. Vous pouvez aussi écouter la conférence lumineuse qu’il a donné pour les 40 ans d’Inria.

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