Au cœur de la révolution numérique qui transforme nos modes de vie et de pensée, l’intelligence artificielle (IA) s’impose comme un objet de fascination autant que d’inquiétude. Si ses prouesses technologiques suscitent l’admiration, son effet sur nos capacités cognitives fait l’objet de vives controverses. Pour certains, l’IA serait coupable de nous rendre paresseux intellectuellement, en nous déshabituant de l’effort de penser par nous-mêmes. Cette analyse, quoique pertinente, ne risque-t-elle pas cependant de passer à côté de l’essentiel ? Et si, plutôt que la cause de nos maux cognitifs, l’IA en était le révélateur ?
L’IA, miroir de nos mauvaises habitudes cognitives
La tentation de la facilité
Commençons par interroger ce qui, dans notre usage quotidien de l’IA, peut faire symptôme d’un certain rapport au savoir.(1). Le recours massif et souvent irréfléchi au copier-coller nous fournira ici un premier indice. Que dit de nous cette propension à dupliquer machinalement des contenus, plutôt qu’à les reformuler par nous-mêmes ? Une paresse intellectuelle, assurément. Une préférence pour la solution de facilité, qui nous dispense de l’effort de penser, de composer, d’écrire. Avec le copier-coller, c’est la figure du moindre effort cognitif qui s’impose comme nouveau paradigme de l’apprentissage. Pourquoi se fatiguer à chercher par soi-même, quand quelques clics suffisent à produire un simulacre de savoir ?
Un rapport utilitariste au savoir
Autre indice de notre malaise cognitif que l’IA révèle crûment : notre rapport de plus en plus utilitariste au savoir.(3) À l’heure où toute information est accessible en quelques clics, la connaissance tend à devenir un bien de consommation comme un autre, que l’on acquiert et que l’on jette au gré de ses besoins immédiats. Apprendre pour passer un examen, décrocher un diplôme, impressionner en société… Mais rarement pour le plaisir gratuit de savoir et de comprendre. Avec l’IA, c’est une logique de flux tendu qui s’impose, où le savoir n’est plus capitalisation patiente mais satisfaction immédiate d’un besoin éphémère.(4)
L’impatience cognitive
Dernier symptôme d’une posture cognitive fragilisée que l’IA révèle au grand jour : notre impatience grandissante, notre intolérance croissante à la frustration intellectuelle. Habitués aux réponses immédiates des moteurs de recherche, nous supportons de moins en moins le délai, le tâtonnement, l’incertitude inhérents à toute recherche authentique. Nous voulons du savoir, tout de suite, sans avoir à passer par les fourches caudines de l’effort et de l’erreur. Les algorithmes nous ont désappris la fécondité du temps long, la valeur de la maturation lente des idées.
Vers un connais-toi toi-même numérique
L’IA comme école de lucidité
Ainsi, par les biais mêmes qu’elle induit dans nos manières d’apprendre, l’IA nous tend un miroir révélateur de nos propres insuffisances cognitives. Mais pour peu que nous acceptions de prendre ce miroir au sérieux, il peut devenir un extraordinaire outil de lucidité sur nous-mêmes. En nous renvoyant à nos facilités, à notre utilitarisme, à notre impatience, l’IA nous offre une chance unique de prendre conscience de ces travers et d’y remédier. Elle nous invite à un retour réflexif salutaire sur nos modes de pensée et d’apprentissage, nos biais et nos angles morts.
Retrouver le goût de l’effort intellectuel
C’est là tout le paradoxe : c’est peut-être en s’efforçant de résister aux facilités offertes par l’IA que nous apprendrons le mieux à nous en servir. En refusant d’en faire une béquille nous dispensant de penser, mais en l’utilisant au contraire comme un stimulant pour notre propre effort de recherche et de compréhension. L’IA comme tremplin et non comme prothèse, comme point de départ et non comme point d’arrivée de la réflexion. À nous de transformer l’essai, en faisant de ces outils un levier pour restaurer le primat de la démarche sur la performance, de la question sur la réponse toute faite.
Grandir
En définitive, c’est peut-être en nous invitant à ce retour réflexif sur nous-mêmes que l’IA pourra paradoxalement nous grandir. Non pas en nous offrant un surcroît de connaissances ou de compétences, mais en nous apprenant l’humilité et la lucidité. Humilité face à nos propres failles cognitives, si crûment révélées par le miroir numérique. Lucidité quant au travail à entreprendre sur nous-mêmes, pour réinventer un rapport au savoir véritablement émancipateur. Ainsi, à rebours des craintes d’une IA qui viendrait mécaniser nos esprits, c’est en réalité à un effort d’humanisation qu’elle nous convie. En nous confrontant à notre étrangeté cognitive, l’IA pourrait bien être ce par quoi l’humain, enfin, redevient humain.