Court, long, sucré, non sucré ? Et si c’était la plus grosse frustration du télétravail ?
La machine à café où se tisse le lien social professionnel, autour de laquelle se résolvent souvent les incompréhensions, s’apaisent les tensions, émergent parfois les innovations business au détour d’une conversation anodine. Alors que nous avons vécu l’expérience ultime du télétravail au travers d’un confinement strict, le premier manque exprimé par les salariés interrogés sur cette période est majoritairement cette sacro-sainte machine à café et les échanges conviviaux que porte le gobelet en carton, quelle que soit la qualité du breuvage.
Si la productivité individuelle n’a globalement pas souffert de la distanciation sociale, le collectif et l’agir ensemble ont dû se réinventer.
Au cours de la décennie précédente, IBM s’est révélé un champion du télétravail, avec 40 % de ses collaborateurs américains qui pratiquaient le Home office. En 2017, la firme fait machine arrière après 20 ans de pratique intensive du télétravail et réinvestit dans la machine à café, demandant à ses salariés de revenir au bureau. La raison ? La baisse de créativité et d’innovation. Si la productivité n’était en rien affectée par l’éloignement géographique des équipes, l’innovation se voyait ralentie par l’absence de lien social fort.
Tel est donc le challenge du monde d’APRÈS dans un contexte de télétravail appelé à se généraliser : réinventer le lien social et la dynamique de groupe, sources de créativité et de montée en compétences des équipes en introduisant la convivialité et l’échange. Cette convivialité et la liberté d’échanges qui en résulte est à la source des apprentissages informels et du développement humain, richesse première de l’entreprise du XXIe siècle.
La culture d’entreprise, la dynamique collective de développement et la co-création des savoirs, savoir-faire et savoir-être ne résident pas seulement dans des m2 partagés, pas plus que dans une infrastructure informatique offrant tous les outils de communication aux équipes distanciées. L’avènement soudain du télétravail a forcé les entreprises à réagir dans l’urgence. La réponse fut alors largement une réponse en termes d’outils, oubliant un peu vite l’impérative adaptation du management aux contraintes inédites de porosité entre vie professionnelle, vie personnelle et vie familiale qui ont émergées dans le quotidien de chacun. La gestion de la crise sanitaire s’est jouée sur des outils, la reprise doit s’appuyer sur l’humain…
Comment recréer la machine à café virtuelle et les vertus de l’échange et de l’apprentissage informels en environnement distancié ?
1.
70/20/10 : quand les taux se resserrent
Les apports de l’informel dans la montée en compétences et l’acquisition de savoir-faire nouveaux ne font aujourd’hui plus débat. Le modèle 70/20/10 formalisé par Charles Jennings, consacre l’expérience terrain comme moteur premier de l’apprentissage (70 % relèveraient de l’expérientiel) suivi par les interactions sociales à hauteurs de 20 %. Au final seuls 10 % de nos acquis relèveraient d’opérations de formation structurées et formelles. Au total ce sont donc bien 90 % de nos savoirs qui découlent ainsi d’actions de formation informelles.
Dans une perspective d’apprentissage tout au long de la vie, formel et informel s’articulent dans un continuum que l’entreprise et le service formation se doivent de fluidifier et d’entretenir.
Vision d’un continuum d’apprentissage par Charles Jennings en 3’ (en anglais)
Dans la vidéo, Charles Jennings replace l’action de formation comme un événement organisé et déployé à un instant « t » et l’apprentissage comme un processus continu, issu de l’ensemble de nos actions quotidiennes : « Tranining is an event, learning is a continuous process ».
Ce processus continu s’appuie largement sur l’informel, dont l’interaction sociale, le mimétisme au sein de la communauté de ses pairs et l’expérience. Ce qui ne signifie pas que l’apprentissage informel soit uniquement fortuit ou implicite, car signifierait alors que l’apprentissage informel ne peut être intentionnel.
L’informel et le conscient
Saul Carliner définit l’apprentissage informel comme celui qui « rassemble l’ensemble des situations dans lesquelles l’apprenant détermine tout ou partie des procédés, lieux, buts et contenus, de façon séparés ou combinés en ayant conscience ou pas qu’il est en train d’apprendre. »
Il existe ainsi plusieurs formes d’apprentissage informel selon le degré d’intentionnalité et de conscientisation de l’apprenant. On distingue ainsi :
- les apprentissages informels réflexifs (pour lesquels l’apprenant a une véritable intention d’apprendre) dans lesquels on retrouve :
- les apprentissages intégratifs : cas d’un commercial qui doit, par exemple, participer à une séance d’analyse critique de ses appels de prospection et souhaite (de façon volontaire et anticipée) profiter de l’occasion pour apprendre à utiliser la fonctionnalité d’écoute asynchrone de l’application de téléphonie ;
- les apprentissages autodirigés : il s’agit ici d’une acquisition de compétences à titre personnel qui repose sur une recherche de l’apprenant (qui n’a pas consulté Youtube durant le confinement pour apprendre à réaliser une recette, à se couper les cheveux ou à tenter de comprendre un concept pour l’expliquer à son enfant confiné après une séance Zoom de continuité pédagogique ?) ;
- et les apprentissages informels non réflexifs (pour lesquels l’apprenant n’avait aucune intention délibérée d’apprendre). On y trouve :
- les apprentissages implicites (ou tacites) : c’est le cas de la conversation à la machine à café qui permet de débloquer une situation et d’obtenir une réponse à un problème lors d’un échange non planifié et dont la finalité n’était pas l’apprentissage ; c’est aussi le cas des fameux « apéros skype » organisés en confinement et qui ont permis à nombre de salariés en télétravail d’acquérir, au travers d’un événement personnel, une compétence en matière d’utilisation des solutions de visioconférence qu’ils ont pu utiliser dans un cadre professionnel ;
- les apprentissages fortuits : il s’agit des apprentissages annexes réalisés à l’occasion d’un échange (ou d’une formation) planifié qui avait comme objectif l’acquisition d’une compétence et qui débouche sur l’acquisition d’une compétence supplémentaire liée ou non à l’objectif initial.
Dans ces différentes formes de l’apprentissage informel, quelle est la part de l’apprentissage situé, pour lequel l’environnement physique joue un rôle d’accélérateur des échanges et de la transmission de compétence ? La digitalisation des pratiques accélérée par la période de confinement est-elle une voie de redéfinition de l’espace de production, catalyseur de la diffusion des gestes, postures, méthodes et process entre pairs ?
Si tel est le cas, elle pourrait nécessiter, plus que dans le monde d’AVANT, une réflexivité et une conscientisation des apprentissages informels pour porter ses fruits.
2.
Télétravail : identifier les signaux faibles
Rien ne sera plus jamais comme avant… Véritable antienne du confinement, il semble que les habitudes nouvelles de télétravail et le principe de distanciation sociale qui a gagné les bureaux, poussent les entreprises jusqu’alors largement réticentes au travail à domicile, à revoir leur organisation. Horaires décalées, télétravail institutionnalisé plusieurs jours par semaine et pour les plus avant-gardistes (surtout les start-up), la suppression des locaux professionnels… Un véritable défi de la présence à distance déjà bien connu en digital learning et une nouvelle définition de l’expérience collaborateur qui repose désormais sur les services RH et les managers de proximité.
Les rituels présentiels du travail que sont les pauses café, les déjeuners d’équipe et les bavardages dans les couloirs, constituent, pour les managers, pour les fonctions RH et pour les dirigeants, des signaux forts de l’engagement et de l’état d’esprit des équipes.
Le télétravail à temps complet ne facilite pas l’interprétation de ces signaux. Une visioconférence surtout en groupe et/ou avec la caméra coupée, ne permet pas de déceler avec la même finesse, les baisses de motivation, les inquiétudes et les doutes, le besoin de formation ou d’accompagnement. Le langage corporel fait le message. S’en passer impose de mettre en place de nouveaux repères de l’humeur et de la capacité de chacun à appliquer les process et à produire.
Et que dire des salariés qui ont vécu leur intégration en période de confinement et qui ont dû découvrir et apprendre les valeurs, les process, les méthodes, les modèles de leur nouvelle société sans bénéficier de cet environnement physique des premiers jours qui permet de saisir au travers d’un apprentissage informel, de conversations anodines ou de déjeuners conviviaux tous les rouages d’un nouveau job ? Le mimétisme des premiers jours est un levier d’intégration majeur difficile à recréer à distance.
La crise sanitaire a mis en lumière le besoin de réinventer les pratiques managériales. Traditionnellement axé sur le présentéisme, le management à la française doit progressivement s’orienter vers un management à l’objectif. Encore faut-il que l’objectif soit clair et les moyens à disposition totalement accessibles en toute autonomie.
Il en va de même pour les besoins de formation pour lesquels la responsabilité de chaque salarié et sa capacité à assumer ses limites deviennent critiques. Si l’on ne peut plus solliciter au débotté son voisin d’open space pour obtenir une réponse et si l’on doit prendre rendez-vous devant la machine à café virtuelle pour espérer résoudre un problème, sans outil ou méthode pour identifier les difficultés quotidiennes des collaborateurs, le risque de déqualification et/ou de perte d’efficacité s’accroissent.
La distance impose de rebâtir une culture d’entreprise dans laquelle la transparence, la confiance et la communication soient omniprésentes. On l’a vu au cours du confinement, les entreprises ont misé sur les outils en ligne pour maintenir la production lorsque c’était possible. Il ne s’agissait pas là d’un plan d’action compte tenu du caractère soudain et imprévisible de l’épidémie et de la distanciation qui en a résulté mais bien d’une réaction. Quelques leçons à intégrer pour imaginer le monde d’APRES…
3.
Des souris et des hommes : de l’infrastructure informatique à l’écosystème collaboratif
La sidération née de l’annonce du confinement a amené les organisations à configurer en un temps record une nouvelle infrastructure informatique et à adopter des outils de communication que la morale du schéma directeur réprouvait souvent jusqu’alors.
On est donc collectivement plus compétents aujourd’hui sur Zoom, Teams, Whereby ou Webex ou sur les modalités de connexion VPN qu’avant la crise. Mais l’outil n’est pas la dimension la plus compliquée du télétravail. Un peu de pratique, un process bien détaillé à appliquer et on peut s’en sortir. A regarder le volume de recherche pour le terme Visioconférence sur Google trends on remarque un incroyable pic à compter de la mi-mars avec une décroissance du volume à partir de mi-avril. On peut se dire qu’après un mois, nombre de collaborateurs ont commencé à capitaliser sur leurs déboires du début et à maîtriser les outils.
Et finalement les « apéros skype » ont sans doute été les meilleurs ambassadeurs de l’acculturation à la visioconférence en situation professionnelle. Peut-on encore affirmer que la motivation, l’apprentissage expérientiel et informel et l’accompagnement bienveillant pour s’approprier un outil ou un process constituent des leviers accessoires ?
Si la crise s’est jouée sur les outils, la reprise se jouera sur la gestion des hommes et la capacité à driver des équipes en télétravail et à organiser la collaboration et à la co-construction des savoirs avec cette dose d’informel qui renforce l’esprit d’équipe, l’entraide et la montée en compétences au quotidien. L’expérience collaborateur à distance commence par des rituels brefs mais incontournables.
Caméra café
9H, la journée ne saurait commencer sans le petit café du matin avec débrief de sa soirée, son week-end, ses vacances avec ses collègues. Maintenir le lien social à distance, conserver l’engagement des équipes et la collaboration, éviter l’isolement… Il n’y a pas qu’en digital learning !
Zoom offre ainsi la possibilité de créer une salle de visioconférence dédiée à la machine à café. Ouverte en permanence, chaque collaborateur peut s’y connecter avec le lien dédié et voir si d’autres salariés sont également connectés (ou inviter un collègue à le rejoindre) pour déguster un café et bavarder de façon synchrone.
2’ de tuto pour apprendre à créer une machine à café virtuelle sur Zoom :
Slack peut également faire le café ! Créer un canal dédié pour échanger, Mug à la main, pour échanger de façon informelle, synchrone ou asynchrone, sur ces centres d’intérêt, ses lectures, ses découvertes constitue un vecteur de maintien du lien social dans l’entreprise.
Onboarder à distance
Les salariés qui ont intégré une nouvelle entreprise entre mars et mai 2020 s’en souviendront, mais leurs managers aussi sans doute.
Au programme : découverte virtuelle de l’entreprise, prise en main des outils, détails de l’organisation et des process, présentation des équipes et feuille de route quotidienne.
Pour cela nombre d’entreprises ont nommé des mentors ou des tuteurs pour accompagner les nouveaux embauchés. Chargés de faire les présentations durant les visioconférences, le tuteur joue le rôle de facilitateur et de formateur de proximité, expliquant où trouver les ressources, qui contacter selon les questions, comment interpréter les consignes… Une mission que le tuteur a dû concilier avec sa propre activité.
Pour la feuille de route et les premières missions confiées, le manager est en première ligne pour fixer des objectifs clairs et programmer des points d’étape réguliers. Dans les premiers jours, chaque collaborateur de l’équipe peut être sollicité pour contacter le nouveau de façon informelle, se présenter et créer du lien.
L’intranet est naturellement le point central de l’onboarding à distance pour toutes les questions administratives. L’existence d’une plateforme de formation interne est l’occasion de fixer des objectifs d’apprentissage formel des process et le tuteur peut alors apporter un support pour lever les freins de compréhension le cas échéant ou orienter vers le bon interlocuteur.
L’intégration à distance nécessite une communication à l’ensemble de l’entreprise annonçant les arrivées, le poste occupé, le manager le cas échéant.
Gérer la production à distance
L’informel tient une place prépondérante au quotidien dans l’activité de chacun. Qui ne s’est jamais retourné vers un de ses pairs pour lui faire part d’une question client, d’un blocage quelconque sur un outil, d’un process à respecter et, sans délai, obtenir une réponse, recueillir un avis ou profiter d’un retour d’expérience ? La distance peut ralentir les délais de réponse mais un intranet bien renseigné, des communautés de pratiques structurées fonctionnant avec des forums internes ou des wikis alimentés régulièrement des retours d’expérience commentés par les managers peuvent souvent débloquer la situation. A défaut et en cas d’urgence, le téléphone est toujours là !
Concernant les objectifs, ils doivent être clairs et explicités par la hiérarchie. A distance, la transparence est plus importante encore qu’en présence, justement parce que le collaborateur aura plus de difficulté à interpréter les signaux faibles qui peuvent le guider dans les priorités ou les attendus sous-jacents ou partager ses incompréhensions avec un de ses pairs.
Et si l’organisation apprenante pouvait se passer de bureaux ?
Structurer un écosystème d’apprentissage fluide et accessible partout, tout le temps peut s’avérer une option pour digitaliser ses processus métiers et manager le télétravail de façon efficiente. Articuler les leviers de l’engagement apprenant est aussi une façon d’engager toute la chaine de management de l’entreprise.
Nul doute que le télétravail est amené à perdurer, au moins à temps partiel. A l’heure où la formation en présentiel se transforme peu à peu pour devenir un événement, le travail in situ pourra à son tour être l’occasion de fédérer les équipes, de partager les expériences et d’imaginer ensemble les leviers de développement de l’organisation. Le télétravail sera alors réservé au déploiement des solutions, process, méthodes imaginées lors de séances présentielles, soutenu par une infrastructure dédiée à la communication et aux échanges tant formels qu’informels. La généralisation des solutions de visioconférence, des applications de gestion de projet type Slack, Gitlab ou Trello permettront de rendre la gestion de projet à distance plus agile.
Les rituels quotidiens de partage autour d’un café virtuel entre collaborateurs peuvent permettre de rompre l’isolement mais c’est avant tout la posture managériale basée sur la confiance, l’accompagnement et la disponibilité qui pourra démontrer la viabilité d’un télétravail devenu la règle.
Le manager pourrait bien avoir beaucoup à apprendre du e-tuteur, animateur de la communauté apprenante. L’apprentissage par les pairs pourrait bien inspirer le télétravail entre pairs.