1.
S’il te plaît dessine moi une compétence

2.
Pour PRENDRE LA MESURE du problème

3.
OBSOLESCENCE : pourquoi les compétences ne se conservent pas au frais

4.
Le SYNDROME du CROCODILE

5.
L’ORGANISATION APPRENANTE : une responsabilité individuelle et collective

Le mot de la fin…

Il y a seulement 10 ans, ni vous ni moi n’avions entendu parler du learning community manager, pas plus que de l’UX designer ou du Data scientist. Le community manager faisait tout juste ses premiers Tweets dans l’anonymat le plus complet. Au mieux il intriguait, au pire il inquiétait. On l’avait parachuté dans cette fonction aux contours encore flous pour son appétence ou sa pratique des réseaux sociaux. Sa qualité première n’était alors pas sa compétence avérée des réseaux sociaux ou de la gestion de l’e-réputation mais une intelligence de la situation et une capacité à s’adapter et à apprendre.

Au terme d’une étude du groupe Dell et du Think Tank californien Institute for the future, 85 % des emplois de 2030 n’existent pas aujourd’hui.

Se pose alors la question de la date de péremption de nos connaissances et compétences dans un contexte de mutation permanente du marché du travail. Au-delà du socle des fondamentaux lire-écrire-compter-s’exprimer à l’oral, acquis durant nos études, quelle est la part des compétences nouvelles que nous mobilisons dans notre activité professionnelle aujourd’hui ?

L’homme n’étant pas un lave-linge à obsolescence programmée, le risque désormais avéré de déqualification et d’obsolescence des compétences à brève échéance se gère au même titre que d’autres risques.

Mais ici point d’assurance pour l’heure. La responsabilité du maintien et de l’actualisation des compétences relève d’une triple responsabilité :

  • celle de l’employeur qui, à défaut, devra supporter le coût de collaborateurs en perte d’efficacité et de productivité ;
  • celle de la société qui, à défaut, devra assumer le coût de l’ « inemployabilité » par manque de compétences en adéquation avec les besoins du marché ;
  • celle de l’individu qui, à défaut, sera confronté au coût économique, social et psychologique de l’absence de progression dans l’emploi, voire du chômage.

Face à cette obsolescence de nos compétences, la formation tout au long de la vie et l’apprendre à apprendre n’a jamais eu plus de sens qu’aujourd’hui et surtout que demain.

1.
S’il te plaît dessine moi une compétence

Il en est de la compétence comme de la recette des lasagnes, difficile d’obtenir un consensus. Il n’en reste pas moins des ingrédients de base : savoirs, connaissances et savoir-faire.

Guy le Boterf, expert en gestion des ressources humaines, formation et management et auteur de nombreux ouvrages sur la compétence y voit la capacité à : « mobiliser ou activer plusieurs savoirs, dans une situation et un contexte donné ». Définition à compléter par celle de Philippe Zarifian, sociologue français, qui voit dans la compétence : « l’intelligence pratique des situations qui se manifeste par l’autonomie, les prises de responsabilités et la communication. »

À partir de son capital de connaissances, un individu peut, par le jeu des combinatoires, que Guy Le Boterf nomme le schème opératoire (ou façon de procéder), construire des compétences diversifiées. Il distingue 3 éléments constitutifs de la compétence :

  • le savoir agir développé par toutes les situations de formation (apports didactiques, entraînements, mises en situation) ;
  • le vouloir agir renforcé par la mise en perspective de l’action, le sens donné à la construction des compétences, l’image positive de soi, un environnement de confiance ;
  • le pouvoir agir directement dépendant de l’entreprise qui devra créer une organisation du travail permettant le déploiement des performances individuelles et collectives, offrir les moyens d’action et les ressources adéquates à ses collaborateurs.

Voilà tracé à gros traits le portrait de la compétence. Mais qu’en est-il de sa conservation au fil du temps et de la menace de voir notre capital employabilité s’éroder dans la durée ? Avant de décrire plus précisément le cycle d’obsolescence des compétences, quelques chiffres permettent de prendre la mesure du phénomène.

2.
Pour PRENDRE LA MESURE du problème

Il existe peu d’études sur l’obsolescence des compétences. Le CEDEFOP (Centre européen pour le développement de la formation professionnelle) a réuni, en 2012, quelques données clés. Basée sur une enquête de terrain réalisée dans 4 pays européens (Allemagne, Hongrie, Pays-Bas et Finlande), sur des actifs de 30 à 55 ans, l’analyse met en lumière le risque avéré de déqualification.

Parmi l’échantillon sondé, 34 % des travailleurs n’ayant suivi aucune formation dans l’année précédant l’enquête se retrouvent impactés par l’obsolescence de leurs compétences. Plus inquiétant, 22 % des personnes interrogées ayant suivi une formation ont également le sentiment d’obsolescence de leurs compétences. Cette prise de conscience entraîne bien évidemment un sentiment d’insécurité professionnelle.

Les personnes les plus touchées par l’obsolescence des compétences sont, sans surprise, celles ayant les niveaux de qualification les plus faibles et les seniors (plus de 50 ans). Parmi la population peu qualifiée, 33 % admet ne pas développer ses compétences dans l’emploi occupé, contre 19 % des sondés les plus qualifiés. Mais les personnes les plus qualifiées ne sont pas pour autant épargnées. Les tensions sur le marché de l’emploi peuvent pousser les personnels les plus qualifiés à accepter des postes sur des niveaux de qualifications plus bas. De fait, ces postes ne leur permettront pas de mobiliser toutes leurs compétences et de les entretenir, entraînant à terme une obsolescence plus ou moins grande.

L’obsolescence des compétences est également plus marquée chez les personnes ayant connu une période d’interruption d’activité pour une raison ou une autre (chômage, maladie, maternité ou congés parental, etc.). La part des personnes concernées s’établit ainsi à :

  • 21 % pour une interruption inférieure à 1 an ;
  • 25 % entre 1 et 4 ans d’interruption ;
  • et 30 % après 5 ans.

Côté accompagnement du changement et montée en compétence, l’enquête révèle que 31 % des sondés déclarent ne pas être encouragés par leur organisation à élargir leurs compétences, contre 20 % qui prétendent le contraire.

La formation et l’incitation à développer une véritable routine d’apprentissage chez les collaborateurs constituent les meilleurs moyens de lutte contre l’obsolescence des compétences. C’est donc la mise en place d’une véritable organisation apprenante qu’il faudrait viser pour prévenir le risque de déqualification. La gestion du risque d’obsolescence relève donc, on le voit, non seulement de la société et des entreprises mais également d’une démarche personnelle qui devrait être inculquée très tôt, voire en formation initiale.

3.
OBSOLESCENCE : pourquoi les compétences ne se conservent pas au frais

La révolution Internet et la digitalisation des modes de production et des modes de vie ont creusé le fossé entre les connaissances et compétences acquises en formation initiale ou en début de carrière et les compétences à mobiliser lors d’un changement de poste ou tout au long d’une carrière. De même, les avancées dans les domaines des sciences et de la recherche rendent ces connaissances moins pérennes qu’auparavant.

En 1974, H.G. Kaufman, chercheur à l’université de New York, définit l’obsolescence des compétences comme « l’insuffisance des savoirs ou des compétences actualisées nécessaires à un travailleur pour continuer d’être parfaitement performant dans son activité professionnelle actuelle ou future”.

Il distingue deux grands types de d’obsolescence :

  • l’obsolescence physique ou cognitive à exercer une mission, souvent induite par le vieillissement, la maladie ou le handicap ;
  • et l’obsolescence économique matérialisée par la perte de pertinence d’une compétence sur le marché du travail.

Une synthèse en un peu plus de 6’ par Cyril Pierre de Geyer, professeur affilié à HEC et Directeur des Executive MBA du groupe Ionis pour le groupe Xerfi :

Nos compétences connaissent ainsi un cycle de vie comparable au cycle de vie d’un produit :

  • une phase d’acquisition en formation initiale ou continue, de façon formelle ou informelle ;
  • une phase de développement lors des premières mobilisations en situation de travail ;
  • une phase de maturité lorsque, parfaitement maîtrisée, l’utilisation de ces compétences devient routinière ;
  • une phase de déclin suivie d’obsolescence lorsque l’individu cesse d’utiliser ces compétences sur une période plus ou moins longue ou lorsque les processus, savoirs ou savoir-faire ayant évolué, ces compétences n’ont plus à être mobilisées dans le cadre dans lequel elles trouvaient à s’exprimer jusqu’alors.

Tout comme il est d’usage de corréler, au cycle de vie du produit, la courbe de profit associée, on peut mettre, en regard du cycle de vie des compétences, une courbe d’employabilité de l’individu. En l’absence de renforcement des compétences visées ou de formation, toute compétence est amenée à décroître.

La durée de chaque phase est plus ou moins longue selon la nature et la dimension fondamentale de la compétence visée et son contexte professionnel d’application. Une compétence fondamentale en mathématiques aura ainsi une durée de vie (donc une phase de maturité) plus longue qu’une compétence spécifique dans un langage informatique. Ce qui ne signifie pas que la compétence fondamentale ait une durée de vie infinie. Son déclin peut découler de son inexploitation durant une période variable, selon son degré de maîtrise par l’individu. Il en va de même des compétences relationnelles ou émotionnelles qui généralement perdurent.

Mais comme le vélo, les aptitudes, savoirs et savoir-faire que nous maîtrisons parfaitement ne s’oublient pas. Une remise à niveau ou un simple rappel peut suffire à réactiver une compétence mise en sommeil.

4.
Le SYNDROME du CROCODILE

Plusieurs études considèrent aujourd’hui qu’une compétence à composante technologique possède une pérennité d’environ 5 ans. Au-delà, sans actualisation, elle devient obsolète. Concrètement, cette obsolescence se mesure donc par l’écart constaté entre les compétences maîtrisées par un collaborateur et leur adéquation au poste à un instant « t ».

Plus l’écart se creuse au vu des mutations organisationnelles, techniques, humaines, plus le besoin de formation devient crucial, avant d’atteindre un point de non retour.

Ces écarts successifs ont été formalisés comme autant de paliers à ne pas franchir, par Dominique Bouteiller, chercheur canadien sur les thématiques de la formation et de l’emploi dans un article intitulé « le syndrome du crocodile et le défi de l’apprentissage continu ».

Pour illustrer ce syndrome du crocodile, projetez-vous…

Jusque là tout va bien. Il n’y a pas lieu de s’inquiéter. La DSI et la direction commerciale se veulent rassurantes : le changement de logiciel de gestion de la relation commerciale sera accompagné pour que votre adaptation se passe bien. L’écart constaté entre vos compétences techniques et organisationnelles jusque là tout à fait appropriées et les compétences que va requérir le nouveau système est faible. L’investissement pour faire évoluer vos aptitudes est tout à fait raisonnable. Mais voilà, vous n’avez ni le temps ni l’envie de passer plusieurs heures à vous mettre à niveau. Peu importe, vos collègues seront formés. Et puis en bidouillant un peu… Vous avez juste oublié que ça impacte aussi les process.

Vous bidouillez, vous contournez, vous êtes même créatif, jusqu’au jour où… De nouvelles fonctionnalités du système vont faire encore évoluer les process de gestion des prospects et clients. Vous n’aviez déjà pas suivi toutes les évolutions portées par le nouveau système mis en place l’an dernier. L’écart se creuse… Le crocodile se rapproche et vous sentez bien qu’il ne vous veut pas du bien. Parallèlement, côté DSI et direction commerciale, compte tenu de la formation déjà dispensée l’an dernier, quelques modules de rapid learning sont disponibles sur l’Intranet ou accessibles via votre smartphone. Les questions éventuelles seront gérées via le forum. Mais le fossé est désormais au-delà de la FAQ, vous avez besoin de tout reprendre à zéro, c’est un coach qu’il vous faudrait. Il est encore temps de rattraper le retard mais vous n’osez pas avouer que, rétif au changement, vous avez dédaigné la formation proposée au départ.

Vous avez bien tenté de visionner les modules. Vous avez dérangé David de temps en temps, qui pressé, a fait à votre place au lieu de vous montrer. Maintenant qu’il a quitté la boîte, ça se complique. D’autant que la nouvelle version, avec la gestion automatique de votre performance commerciale, réclamée à corps et à cris par certains de vos collègues va être déployée. C’est la noyade et votre rémunération va être impactée. Vous multipliez les erreurs, vous faites perdre du temps à tout le monde. Vous êtes entré, consentant, dans la gueule du crocodile, désormais prêt à vous avaler. L’écart entre vos compétences et celles désormais requises entraîne une inadaptation au poste. Et Jeanne, pourquoi n’a-t-elle rien vu ? C’est bien votre N+1 quand même ?

5.
L’ORGANISATION APPRENANTE : une responsabilité individuelle et collective

Lutter contre l’obsolescence des compétences et la déqualification menant inévitablement à l’ « inemployabilité » constitue une responsabilité collective. Pouvoirs publics, entreprises, individus ont un rôle à jouer dans le développement des compétences et l’adaptation aux bouleversements profonds qui rebattent les cartes en permanence sur le marché de l’emploi. On estime aujourd’hui qu’un salarié entrant sur le marché du travail connaîtra plus de 10 changements professionnels jusqu’à sa retraite. La formation, distillée au compte goutte par les organisations publiques ou privées, n’a plus sa place dans ce contexte. L’apprentissage doit devenir un mode de vie, une façon de travailler au quotidien pour espérer affronter les défis concurrentiels de l’économie mondialisée.

Le changement des mentalités ne se fera sans doute pas sans accompagnement ni acculturation à la société du savoir 2.0.

Côté pouvoirs publics, il semble se dégager aujourd’hui un consensus pour agir dès le départ, dès la formation initiale. Des socles de compétences fondamentales en matière de littératie numérique, de savoir-être en entreprise pourraient compléter les savoirs techniques. L’enjeu est de familiariser la jeune génération à utiliser le web et les technologies digitales en toute sécurité, pour entretenir son capital de connaissances et maintenir une adaptabilité toute au long de sa carrière professionnelle. Restent aux modalités pédagogiques de l’Éducation Nationale et aux enseignants à intégrer les modes de vie digitaux des plus jeunes.

Sur le front de la formation continue, la « nouvelle nouvelle réforme » de la formation professionnelle pourrait doter chaque actif d’un compte formation abondé non plus en heures mais en euros, renforçant l’incitation à consommer des savoirs, pour maintenir son niveau de compétences et d’employabilité. Le développement des offres de formations en ligne en formats très courts, le social learning, le mobile learning servent cet objectif de donner à chacun le pouvoir de se former dans les domaines de son choix, à son rythme et en fonction de ses contraintes personnelles. Ce changement d’appréhension de la démarche de formation va obliger l’individu à sortir de sa zone de confort, d’entretenir sa curiosité et son envie d’évolution professionnelle. Les populations les plus précaires en terme de qualification devront sans doute bénéficier d’un accompagnement spécifique.

Côté entreprises, le challenge va consister à assurer un continuum entre l’acquisition de savoirs hors les murs du bureau et les politiques de formation. Les temps de formation restent aujourd’hui très morcelés. Ils pourraient devenir plus courts mais plus réguliers voire être pleinement intégrés au planning du collaborateur. Les échanges de pratiques, retours d’expérience, partages d’information, challenges entre pairs font partis de la palette des pratiques formatives. Aujourd’hui les freins technologiques sont levés. Créer un véritable contexte d’apprentissage permanent et collaboratif peut se concevoir en distanciel, accessible partout et tout le temps. Il serait ponctué de quelques temps forts en présentiel. De même l’essor de l’adaptive learning permet désormais de personnaliser les besoins en formation des collaborateurs, évitant ainsi le sentiment d’inutilité parfois rencontré ou la perte de temps sur des notions ou des techniques déjà connues et maîtrisées.

Pour remporter l’adhésion des salariés à la démarche, la valorisation de la culture de l’apprentissage comme valeur de l’entreprise peut être une incitation forte :

  • cesser de considérer l’erreur comme un échec mais l’appréhender comme une occasion d’apprendre et de diffuser une meilleure pratique dans la structure ;
  • favoriser la mise en place d’espaces géographiques et temporels pour un apprentissage entre pairs ;
  • valoriser les collaborateurs les plus enclins à former les autres ;
  • évaluer les actions de formations, qu’elles soient formelles ou informelles, par des auto-positionnements réguliers ou un échange dédié avec le manager ;
    etc…

Du côté de tout un chacun, se former doit devenir une routine, un réflexe. Il est aujourd’hui très simple de mettre en place une veille structurée sur n’importe quel sujet, secteur, domaine. Le contenu foisonne sur le net. L’enjeu reste la vérification de l’information, d’où l’importance du partage entre pairs ou avec un mentor et la progression dans le niveau des contenus consultés. En effet, dans un contexte où la porosité entre information et formation n’a jamais été aussi importante, il est fondamental de pouvoir être guidé dans ses choix de contenus et dans leur agencement pour une montée en compétences efficace et pertinente. Là encore, le besoin individuel rencontre l’impératif de maintien d’employabilité dévolu à l’entreprise. Cette dernière peut alors jouer le rôle de facilitateur d’accès à des contenus en ligne, gratuits et porteurs de sens dans la démarche formative de son collaborateur.

De façon générale, pour revenir au syndrome du crocodile, Dominique Bouteiller préconise de rendre l’apprenant responsable de ses apprentissages, d’individualiser la démarche de formation d’appuyer toute démarche formative dans l’entreprise par des prises de position fortes de la direction et d’étendre hors du service formation, les actions du développement des compétences.

Le mot de la fin…

…à Shai Reshef président de l’université en ligne et sans frais de scolarité « University of the people » :

« Quand vous formez une personne, vous pouvez changer sa vie. Quand vous en formez beaucoup, vous pouvez changer le monde. »