Il arpente les trottoirs de la ville jour et nuit. Il pose un regard tout à fait particulier sur les rues, les habitants, les monuments. Ses trajets sont dictés par des impératifs qui nous échappent pour la plupart : trouver un abri, récupérer un peu de nourriture, rencontrer quelqu’un à qui parler… Quel que soit son parcours, sa vie d’avant, il a développé une connaissance toute particulière : il connaît le dédale des rues mieux que nous, il peut nous raconter l’invisible à côté duquel nous passons peut-être tous les jours.
Il est SDF et à ce titre tout aussi invisible que son aptitude à se repérer dans son territoire, sa ville, à en connaître les recoins oubliés. Ce que nous appelons un savoir informel. Ici pas de référentiel, pas de formateur (parfois un peu de lien social et d’échange de bons plans avec des personnes qui partagent son errance) mais de l’action (des milliers de pas et la mémorisation des lieux et des noms de rues avec leur spécificité, leur ambiance, leur population type).
Ses problèmes se situent tout en bas de la pyramide de Maslow, alors évoquer reconnaissance, formation, valorisation lui semble pour l’heure aussi loin que le sommet de l’Everest. Et pourtant… C’est le pari d’une association irlandaise « My streets » : valoriser l’histoire personnelle et la connaissance géographique de SDF prêts à changer de vie. Après une formation plus classique sur l’histoire de Dublin, les monuments, les points d’intérêt, certains deviennent guides touristiques !
Pourquoi cette histoire vraie ? Parce que l’acte d’apprendre, de mobiliser ses connaissances en toute circonstance sont intrinsèques à la vie. Et parce que la part de nos savoirs informels, de nos connaissances invisibles, de nos savoir-faire parallèles est une partie immergée de l’iceberg de nos compétences. Dans ce contexte, comment les identifier, en attester, les faire reconnaître et les valoriser de façon souple ? Les open badges peuvent constituer une réponse, les pièces complémentaires d’un puzzle pour faire apparaître une autre image de nos aptitudes.
C’est ce dont témoigne l’un des SDF devenu guide touristique dans un article du « Irish Sun » du 9 avril 2019 :
“J’apprécie ce cours parce qu’il utilise la science du storytelling. Ma confiance en moi s’est vraiment améliorée.
J’apprends plus avec cette formation que je ne l’ai fait depuis un moment. C’est comme si les dernières pièces d’un puzzle s’assemblaient. J’adore ça.”
L’histoire ne dit pas quelle forme de certification ont obtenu ces guides touristiques alternatifs mais en extrapolant un peu, l’on peut écrire une suite fictive mais réaliste de l’utilisation de ces open badges en environnement informel puis formel, dans une démarche de reconnaissance traditionnelle voire académique tout autant que dans une démarche plus disruptive.
Mais commençons par le commencement classique : Il était une fois… les open badges.
1.
IL ÉTAIT UNE FOIS
Un badge numérique ou open badge est la matérialisation, sous forme d’image enrichie de métadonnées, d’un apprentissage réalisé, d’une compétence éprouvée, d’un engagement sociétal… Il s’agit donc d’un dispositif d’évaluation et de certification délivrées, hébergées et gérées en ligne.
La fondation Mac Arthur (à l’origine des open badges avec la fondation Mozilla) ajoute :
« Les badges sont conçus pour rendre visible et valider l’apprentissage dans des contextes formels et informels, et peuvent aider à transformer le lieu et la manière dont l’apprentissage est valorisé. »
ATAWADAC, comme attribut de la certification des connaissances, compétences, engagements ?
2’ de présentation de la démarche en vidéo :
Dans un livre blanc de la Conférence des Grandes écoles[1], Chris Delpierre porteur du projet Trezorium qui vise à révéler le potentiel créatif des enfants, explique à propos des open badges :
« Dans un contexte où 90% de l’apprentissage est informel donc invisible et par conséquent, pas ou trop peu reconnu par les diplômes, les open badges ou badges numériques ouverts sont aujourd’hui une réponse à la fois pertinente et concrète au besoin de reconnaissance et de valorisation des compétences et savoirs extra curriculaires, pourtant indicateurs de réussite académique comme professionnelle.
Je pense notamment à toutes les compétences dites ‘douces’, les comportements méritants, les engagements de toute nature ou la réussite de projets.
Les open badges tels des micro-certifications associant une image et des métadonnées permettent non seulement de mettre en place des systèmes d’évaluation plus gamifiés et plus fluides mais également de poser des jalons dans une séquence pédagogique et favoriser la réflexivité des apprenants sur leur apprentissage. »
Tout comme la monnaie, le badge repose sur la confiance en l’émetteur, l’acceptation par une communauté, une profession, un groupe social et sur la sécurité (infalsifiabilité et inviolabilité). Et tout comme les crypto-monnaies viennent bousculer la fonction régalienne d’émission de monnaie, les open badges viennent souffler un vent nouveau sur les certifications, diplômes et accréditations délivrés par l’État ou ses délégataires publics ou privés. En effet, ces badges ne sont pas, contrairement aux diplômes et certifications officielles, obligatoirement délivrées par une institution. Ils peuvent être délivrés par une communauté informelle, par des pairs, par des clients…
Autre avantage des badges, leur agilité et leur capacité à certifier des habiletés émergentes ou non encore définies par les autorités académiques, les branches professionnelles, les ministères et pourtant au cœur de la transformation des métiers et des fonctions dans l’entreprise. En effet les badges peuvent être définis par la sphère économique avant même que le sujet ne soit investi par la sphère institutionnelle.
Josh Bersin, spécialiste « HR, talent et learning » écrit ainsi dans un article de janvier 2020 :
« Dans le monde du travail actuel, les emplois changent si vite que la méthode traditionnelle consistant à élaborer un modèle de compétences et une fiche de poste formelle ne tient plus. Les entreprises ont besoin de systèmes capables d’identifier en permanence les compétences qui conduisent au succès, organiser et disposer ces compétences de façon à ce que les individus puissent les trouver, et de systèmes qui aident les collaborateurs et les managers à se perfectionner pour acquérir les compétences de demain. »[2]
Enfin, les badges peuvent conduire à valoriser ce qui était jusqu’alors considérée comme compétence accessoire (c’est notamment le cas des soft skills qui prennent aujourd’hui une valeur de compétences fondamentales comparables aux hard skills). Ils peuvent également constituer une première étape de certification pour accéder à un parcours de formation ou à une première insertion ou une réinsertion sur le marché du travail.
L’open badge est une démarche des petits pas qui peut s’inscrire dans la théorie du nudge prônée par le prix Nobel d’économie 2017, Richard Thaler. Il constitue une réelle source de motivation qui s’appuie sur la reconnaissance et la valorisation de micro-compétences.
Pour une brève présentation du nudge, cliquez pour écouter le podcast de France Culture (4’) consacré au sujet :
Les badges sont des leviers motivationnels individuels et/ou organisationnels, sociaux qui peuvent inciter celui qui les reçoit à passer à l’action (mobilité professionnelle, reconversion, insertion, engagement…). Ils intéressent aujourd’hui nombre de Régions françaises dans la remobilisation des publics fragiles à faible niveau de qualification académique. Ainsi peut-on citer l’expérimentation « Badgeons la Normandie ».
A propos du nudge et de ses leviers d’action, le Boston Consulting Group affirmait dans un billet de 2017 :
« Le nudge dans sa forme digitale utilise des technologies en ligne familières telles que les SMS, les mails, les notifications push, les applications mobiles et la gamification pour encourager les gens à prendre les mesures souhaitées. En plus d’être relativement simples et peu coûteuses, les incitations technologiques peuvent se nourrir de comportements de groupe socialement acceptables et se répandre rapidement dans une organisation pour inciter les gens à penser ou à agir différemment. »[3]
Reprenons le fil de l’histoire du SDF devenu guide touristique et extrapolons un peu. Voir ses écueils et ses errances transformés en atouts et valorisés en connaissance expérientielle peut constituer un élément d’engagement vers une reprise en main de sa vie. Attester cette compétence « se repérer dans les rues de Dublin, décrire les ambiances des quartiers et agrémenter la visite d’anecdotes personnelles » est un premier pas vers une formation complémentaire sur l’histoire d’une ville qu’il a traversée de part en part durant plusieurs années. Cette connaissance spécifique est une petite partie d’autres accréditations ou certifications (celle des chauffeurs de taxi, des offices de tourisme…), décrite et définie certainement dans les référentiels afférents à ces types de métiers. La reconnaître comme compétence autonome permet de se concentrer sur les autres habiletés indispensables dans le métier de guide touristique. La granularisation des compétences via les open badges en fait aussi un instrument d’adaptive learning.
Concrètement, que pourrait contenir le badge de ce SDF devenu guide touristique disruptif ?
[1] Source : « Les écoles de management : vers un écosystème apprenant ? » – Conférence des Grandes Ecoles, 2017.
[2] Traduction libre.
« In today’s world of work, jobs are changing so quickly that the old-fashioned idea of building a competency model and formal job description is not keeping up. Companies need systems that can continuously identify the skills that drive success, organize and arrange these skills so people can find them, and systems that help individuals and managers develop themselves for the skills of the future. »
[3] Traduction libre.
« Digital nudges use familiar online technologies such as SMS text messages, email, push notifications, mobile apps, and gamification to encourage people to take desired actions. In addition to being relatively simple and inexpensive, tech-based nudges can feed off socially acceptable group behaviors and spread quickly throughout an organization to induce people to think or act differently. »
2.
S’IL TE PLAIT, DESSINE-MOI UN OPEN BADGE
Outre sa représentation graphique, un open badge est un réceptacle de métadonnées permettant de déterminer :
- les parties prenantes de la certification (émetteur du badge, récipiendaire, validateur/expert, hébergeur, diffuseur…),
- des critères d’attribution (que l’on pourrait rapprocher d’un référentiel de compétences) et les indicateurs de performance,
- des éléments de preuve d’acquisition de la compétence, de l’expérience ou du savoir, de l’engagement revendiqué ou de l’action menée à bien (que l’on pourrait rapprocher d’un référentiel de certification),
- une date d’attribution et une durée de vie du badge,
- le secteur professionnel, le groupe social ou économique ou la communauté potentiellement en recherche de titulaires d’une compétence, d’un savoir, d’un engagement de cette nature.
Serge Ravet, spécialiste des open badges et l’association Reconnaître, qu’il dirige, proposent un canevas d’élaboration d’un badge qui reprend ces éléments et les données de cadrage structurantes pour le projet :
Éloignons-nous un instant de l’approche conceptuelle pour revenir au cas concret de la réinsertion de SDF par l’activité touristique. Le canevas de projet du badge pourrait se présenter ainsi :
Une fois le canevas réalisé, il convient de décrire plus précisément chacune des rubriques et de concevoir, pour chaque critère, une évaluation pertinente. Une co-construction entre institution, communauté et individus potentiellement bénéficiaires est souvent gage d’efficacité pour atteindre l’objectif défini en amont.
Ce badge pourrait ainsi permettre à ses titulaires :
- d’actionner un levier de motivation supplémentaire pour engager une démarche de réinsertion basée sur la confiance en soi, la transformation de l’échec en « asset » dans le cadre d’une activité rémunérée ;
- d’apporter la preuve de leur compétence à conduire des visites touristiques avec un critère différenciant fort (entremêler l’Histoire de la ville avec un grand « H » avec leur propre histoire) ;
- de formaliser leurs compétences acquises de façon informelle et de pouvoir communiquer sur les réseaux sociaux voire dans les médias mais aussi de bâtir un CV et de l’enrichir ;
- de catégoriser leurs apprentissages expérientiels pour bâtir un véritable parcours de formation formelle ou de montée en compétence informelle ;
- d’encourager leurs pairs à entreprendre une démarche de réinsertion similaire et d’intégrer ainsi une communauté d’intérêt, un groupe de pairs capables de les épauler ou de participer à la reconnaissance des compétences acquises.
La dimension de reconnaissance est fondamentale surtout lorsqu’elle ne repose pas sur la réputation d’une institution ou d’un État comme c’est le cas pour un diplôme ou une certification enregistrée au RNCP. Cette reconnaissance passe à la fois par la capacité de l’émetteur à prouver la légitimité de sa démarche mais également par le mécanisme d’endossement.
3.
ÉMETTRE, RECONNAITRE & ENDOSSER : UNE NOUVELLE « ERE »
On l’aura compris, l’intérêt des open badges repose sur la possibilité (mais non l’obligation) de sortir des sentiers battus de la formation (initiale ou continue) formelle pour attester de sa montée en compétence informelle, non académique voire opportuniste.
Chaque acteur du processus peut trouver sa place aux différentes étapes de la démarche d’attribution du badge. L’émission du badge peut être à l’initiative d’une organisation ou d’une institution mais également de groupes moins formels tels qu’une communauté (communauté d’apprenants, communauté de professionnels, communauté militante…) ou du bénéficiaire lui-même qui va solliciter la reconnaissance d’un savoir, savoir-faire, savoir-être ou d’un engagement en se positionnant sur un badge existant ou en en créant un lui-même.
Il en va de même du processus de reconnaissance qui peut relever d’une institution, d’une communauté ou d’individus. (pairs, clients, prestataires, fournisseurs, managers, collaborateurs…), En effet, au-delà d’une validation formelle dont les processus sont cartographiés dans l’équivalent d’un référentiel de certification et appartiennent à des structures de certification institutionnelles et conventionnelles, un mécanisme de reconnaissance moins formelle via un mécanisme d’endossement du badge permet à quiconque de reconnaître la valeur du badge et la légitimité de son titulaire à le posséder.
Si l’on reprend le canevas du badge que l’on a baptisé « City Tour A » visant à reconnaitre l’aptitude d’anciens SDF à accompagner des groupes de touristes dans un tour de ville iconoclaste, le processus de reconnaissance est plutôt peu traditionnel puisque le badge est endossé par les clients ou les pairs au-delà d’une reconnaissance institutionnelle. Elle combine une évaluation classique et formelle par des mises en situation imaginées par une institution et une évaluation par les touristes eux-mêmes donc moins formelle et orientée vers l’expérientiel. Elle est amenée à s’enrichir au fil de la pratique avec les groupes de touristes successifs.
Visuellement le type de reconnaissance pourrait être représenté de la façon suivante :
Le badge permet ainsi de rassembler des éléments de validation formelle sous forme d’une évaluation formative et sommative et une reconnaissance « par le faire », incombant à la communauté des touristes accompagnés : au-delà de l’apprendre, l’agir comme preuve de la compétence.
La matérialisation du badge pourrait alors évoluer au fil des endossements créant une dynamique dans la montée en compétence.
L’open badge comme catalyseur du meilleur des deux mondes ? L’académique et l’informel…
4.
PRODUIRE, HÉBERGER, GÉRER : SUR QUELLES PLATEFORMES ?
Aujourd’hui nombre d’acteurs du digital learning utilisent les badges pour attester de l’achèvement d’un parcours de formation, d’une réussite… Ces badges ne disposent pas forcément de l’ensemble des métadonnées qui assurent leur pertinence, leur légitimité et leur sécurité.
Divers LMS du marché (parmi lesquels Moodle ou Canvas, par exemple) mais également des plateformes dédiées offrent des fonctionnalités de création de badges répondant aux standards des open badges. WordPress dispose également d’une brique de création d’open badges conformes. Le respect des standards est fondamental d’un point de vue interopérabilité, pour assurer aux futurs titulaires des badges et aux émetteurs une portabilité sur plusieurs plateformes de gestion des badges et la sécurité pour ceux qui souhaitent les valoriser.
En effet une fois les badges créés, ils sont stockés dans un « Backpack » (sac à dos en français), sorte de e-portfolio qui rassemble les collections de badges d’un individu, d’une institution… Ces « backpacks » peuvent être intégrés à la plateforme de création et de gestion des badges ou déposés sur une plateforme tierce.
Il existe aujourd’hui des moteurs de recherche d’open badge qui permettent d’effectuer une requête sur une compétence, un émetteur, un mot clé ou une description.
Ainsi pourrait se présenter la fiche synoptique du badge City Tour A sur une plateforme de diffusion :
EN RÉSUMÉ
Nombre d’expérimentations d’open badges sont actuellement en cours en France, notamment à l’initiative des Régions qui y voient un vecteur d’inclusion des publics peu qualifiés ou un levier d’engagement citoyen.
La micro-certification de connaissances ou de compétences formelles ou informelles que l’on parle de hard skills ou de soft skills permet de construire des parcours adaptés à l’individu et de valoriser, dans un temps court, des expériences ou des apprentissages non reconnus par les institutions académiques.
Les entreprises peuvent en faire un élément différenciant de leur démarche d’onboarding ou de fidélisation de leurs collaborateurs. Les open badges peuvent participer à la construction d’une organisation apprenante dans laquelle l’acquisition de savoirs informels et expérientiels sont encouragés et affichés.
Les détenteurs de badges peuvent enrichir leurs parcours et leur CV mais également rejoindre une communauté de pairs détenteurs des mêmes badges, partager leur progression sur les réseaux sociaux, les blogs ou tout autre site web.
Le mot de la fin à une collaboratrice d’IBM, entreprise dans laquelle les open badges constituent un dispositif à part entière de la stratégie RH. Retour d’expérience en vidéo (12’ avec voix off en français) :
A vos marques, prêts, badgez !