2012, Kodak dépose le bilan, rattrapée par la révolution qu’elle avait sciemment voulu ignorer, l’apparition puis la généralisation de l’appareil photo numérique. Ironie de la situation, c’est bien Kodak qui a inventé l’appareil photo numérique en 1975 ! L’absence de vision partagée avec ses ingénieurs, la peur de remettre en cause ses acquis par une analyse systémique, de désapprendre pour apprendre de nouveau et d’adapter un business modèle qui avait fait son succès l’ont conduite à sa perte.
L’entreprise évolue désormais au rythme des mutations permanentes de son marché devenu globalisé. Difficile dans ce contexte de rester campé sur des savoirs et savoir-faire soumis à une obsolescence de plus en plus rapide. Réaction au changement, adaptabilité, innovation constituent donc les principaux leviers pour s’inscrire dans la mutation des marchés, au risque de s’en exclure et de disparaître.
Réussir à s’inscrire dans le mouvement exige de mobiliser l’ensemble des collaborateurs autour d’un nouveau facteur de production, le savoir. Dans notre XXIe siècle en accélération constante, le savoir se fait une place de choix aux côtés des facteurs traditionnels, le travail et le capital. Le savoir comme facteur de production se cultive sur les terres de la formation continue dont les modalités temporelles et géographiques sont en train de se réinventer. Se former partout, tout le temps restait un vœux pieux il y a encore une décennie. Aujourd’hui, les outils digitaux et la prise de conscience du risque d’obsolescence des compétences en font un impératif qui devrait faire partie de la stratégie de toutes les entreprises. C’est donc une véritable entreprise apprenante qu’il convient d’inventer et de réinventer au quotidien.
Visite guidée de l’organisation apprenante…
1.
Planter le DÉCOR académique de l’entreprise apprenante
Les organisations complexes et fortement hiérarchisées ont parfois du mal à réagir au changement. A l’inverse, les petites structures agiles s’adaptent plus vite mais peuvent manquer des structures nécessaires pour capitaliser sur l’expérience et l’apprentissage de leurs collaborateurs.
L’organisation apprenante ressemble donc à une structure capable d’interagir avec son environnement extérieur et de s’y adapter en permanence. Elle s’appuie sur des stratégies d’acquisition de savoir et savoir-faire, qui, nourries de l’apprentissage individuel de ses collaborateurs, irrigue ses canaux internes d’apprentissage collectif pour améliorer sa performance.
D’un point de vue théorique, la recherche sur l’organisation apprenante a pris une réelle consistance à partir de la deuxième moitié des années 1990. Les travaux de Peter Senge, professeur au MIT, Chris Argyris, théoricien des organisations et professeur à Harvard et Ikujiro Nonaka, théoricien du management ont façonné le concept d’organisation apprenante.
La 5e discipline de Peter Senge
« Partager les connaissances ne consiste pas à donner quelque chose aux gens ou à obtenir quelque chose d’eux. Cela n’est valable que pour le partage d’informations. Le partage des connaissances se produit lorsque les gens sont réellement intéressés à s’aider les uns les autres à développer de nouvelles capacités d’action ; il s’agit de créer des processus d’apprentissage. » Peter Senge
Peter Senge définit ainsi 5 disciplines pour parvenir à créer une organisation apprenante. La 5e discipline ou « Pensée systémique » constitue le lien entre les quatre autres. La révision des modèles mentaux et la maîtrise personnelle s’appliquent au niveau individuel. La pensée systémique, l’apprentissage en équipe et la vision partagée se déploient au niveau organisationnel.
Résumé des 5 disciplines :
La définition de l’organisation apprenante donnée par Peter Senge résume ainsi ces 5 disciplines. Il qualifie d’organisation apprenante la structure dans laquelle « les personnes augmentent continuellement leurs capacités de créer les résultats qu’ils désirent vraiment, où de nouveaux modèles de pensée sont développés, où les aspirations collectives sont encouragées et où les individus apprennent en permanence comment apprendre ensemble. »
L’apprentissage en boucle de Chris Argyris : le pourquoi et le comment
« L’apprentissage individuel est une condition nécessaire mais insuffisante pour l’apprentissage organisationnel. » Chris Argyris
Chris Argyris définit des boucles d’apprentissage :
- l’apprentissage en simple boucle est un ajustement de pratique et de mode opératoire. Il résulte de la détection d’un dysfonctionnement et consiste en une correction des pratiques sans revoir la stratégie qui a définie ses pratiques ;
- l’apprentissage en double boucle est une remise en cause de la stratégie. Au-delà de l’action engagée pour corriger le dysfonctionnement, c’est bien la stratégie globale qui sous-tend les pratiques qui est repensée pour éviter que l’entreprise ne soit de nouveau confrontée à ce dysfonctionnement.
Résumé des boucles d’apprentissage des individus face à un problème :
La simple boucle correspond à l’amélioration des pratiques et répond donc à la question
« Comment ? ». La double boucle revient à réinterroger les missions de l’entreprise en vue d’innover et de créer nouveaux savoirs. Elle répond donc à la question
« Pourquoi ? ».
Pour Argyris, l’organisation devient apprenante lorsqu’elle rencontre une difficulté et que les collaborateurs explorent les pistes de résolution de problème. Ils se trouvent alors, selon la complexité du problème, devant un choix : réagir au problème proprement dit et s’adapter (simple boucle) ou questionner la stratégie de l’entreprise pour innover dans les pratiques (double boucle).
La conversion des connaissances selon Ikujiro Nonaka
« Dans une économie où la seule certitude est l’incertitude, le savoir est la seule source fiable d’avantage concurrentiel pérenne. » Ikujiro Nonaka
Ikujiro Nonaka élabore, avec Hirotaka Takeuchi, professeur de management à Harvard, un modèle de spirale des connaissances. Cette spirale infinie constitue un continuum entre savoirs tacites et savoirs explicites dans l’entreprise. Chaque typologie alimente l’autre dans un cercle vertueux d’enrichissement personnel et collectif. La pérennité des entreprises est, selon les deux chercheurs, directement liée à leur capacité à faire émerger et à capitaliser sur des connaissances nouvelles.
A la source de la spirale vertueuse, on retrouve un certain nombre de connaissances tacites. Celles-ci sont échangées entre collaborateurs à l’occasion d’un travail collaboratif ou par observation des pratiques de l’autre. Une fraction de ces connaissances tacites peut être formalisée par l’entreprise pour être convertie en connaissances explicites. Parmi ces connaissances devenues explicites, un certain nombre sera acquis et intériorisé (donc totalement digéré) par les collaborateurs. A ce stade, elles deviennent à leur tour des connaissances tacites, amorçant un nouveau cycle d’échange, puis de conversion. Et ainsi de suite…
Résumé de la spirale des connaissances :
En synthèse, l’organisation apprenante est créatrice de savoir collectif original et de compétences nouvelles. Cette création nait de l’échange et de l’interaction entre les collaborateurs, encouragés dans leur démarche d’apprentissage et de dialogue par l’organisation. Une organisation capable de fixer un cap et des objectifs partagés et d’appréhender les problèmes de façon systémique.
Voilà donc pour le cadre théorique de l’organisation apprenante. Mais concrètement, comment traduire ses recommandations en actions ?
2.
Et dans la VRAIE VIE, ça se passerait comment ?
Les fondements théoriques de l’organisation apprenante sont complexes à appréhender. Peu d’entreprises ont aujourd’hui intégré les grands principes de l’apprentissage organisationnel en continu au service de la performance. Pourtant ces idées, encore récentes à l’échelle des modes d’organisation du travail, font leur chemin.
Et si l’on essayait de pousser la porte d’une entreprise apprenante ?
On pourrait être interpellé par une gestion opérationnelle agile en mode projet. On y croiserait des managers devenus mentors de leur équipe et accueillant le cas échéant l’erreur comme une opportunité d’apprendre.
On y rencontrerait des dirigeants, architectes de la stratégie, présentant leurs plans aux équipes et emportant l’adhésion. Cette adhésion aurait été favorisée par des consultations en amont menées par des « ambassadeurs » chargés d’accompagner le changement et de favoriser un questionnement sur les process et les améliorations au regard de l’évolution du marché.
Et surtout l’on rêverait de rejoindre son service formation ayant tiré les leçons du modèle 70/20/10, utilisant tous les outils digitaux organisés en écosystème et doté d’un learning community manager à même d’accompagner la structuration et l’animation de la communauté apprenante.
Enfin on y côtoierait des collaborateurs ayant bien compris l’intérêt personnel qu’ils trouveraient dans une démarche d’apprentissage continu. Ils seraient convaincus de la nécessité de partager leurs compétences nouvelles avec l’organisation qui les emploie.
Pour 2’ de rappel des principes du modèle 70/20/10 :
Si par définition la formation est au cœur de l’entreprise apprenante, elle ne peut plus ressembler à la pièce de théâtre classique que l’on a proposée longtemps aux salariés avec ses règles d’unité de temps, de lieux et d’action. Les temps d’apprentissage doivent être décloisonnés, les lieux dématérialisés sans pour autant se priver des temps de regroupement présentiel pour favoriser le contact, la confiance et renforcer le sentiment d’appartenance à l’entreprise. Toutes les modalités doivent être agencées dans un écosystème pédagogique cohérent, accessible à l’intérieur comme à l’extérieur de l’entreprise avec pour objectif l’apprentissage en toute situation.
L’écosystème pédagogique peut ainsi regrouper :
- des contenus multi-formats et multi-supports (modules e-learning, modules de micro-learning, supports imprimés attractifs voire enrichis, vidéos et audios…),
- un mix de modalités (présentielles et distancielles, sociales, synchrones et asynchrones…),
- des parcours structurés répondant à un objectif clairement défini, en adaptive learning en fonction du métier, du profil, du niveau de maîtrise des compétences de l’individu ;
- un espace d’échange entre pairs par le biais du social learning ;
- tous les outils adaptés à cette diversité de formats, de modalités, de parcours (LMS, MOOC, classe virtuelle, outils collaboratifs…) ;
L’ « erreur » comme situation d’apprentissage
L’entreprise apprenante sait donc tirer parti de tous les outils désormais au service de la formation mais également de toutes les situations.
Ainsi l’erreur, généralement stigmatisée voire sanctionnée, renvoie-t-elle souvent, à tors, à un échec personnel. Elle peut pourtant être utilisée comme un levier d’apprentissage tant individuel qu’organisationnel.
En effet, l’erreur est multiple :
- elle peut relever de constructions mentales erronées, la prise de conscience lèvera alors immédiatement la confusion dans l’esprit de l’apprenant. ;
- elle peut relever de process trop lourds ou trop complexes, l’entreprise bénéfice alors d’une indication précieuse pour modifier ses modes de fonctionnement ;
- elle peut arriver ponctuellement en cas de surcharge cognitive du collaborateur et inviter ainsi son manager à revoir sa charge de travail et à tirer les leçons d’une erreur qui n’est certes pas la sienne mais qui découle d’une mauvaise appréciation de sa part ;
- elle peut révéler un manque de clarté des consignes données par le manager…
C’est cette gestion efficiente de l’erreur, la richesse des retours d’expérience qu’elle peut générer qui sera assurée par l’entreprise apprenante. L’erreur est une source précieuse d’informations et de feedback tant pour l’organisation que pour l’individu. Son traitement et les plans d’action qu’elle va induire sont à même de favoriser le passage de l’apprentissage individuel à l’apprentissage organisationnel et la transformation des savoirs tacites individuels en savoirs explicites collectifs.
3.
De l’apprentissage individuel à l’apprentissage organisationnel
La formation et l’apprentissage des collaborateurs concourent donc à la transformation de l’entreprise en organisation apprenante. Mais cela n’est pas suffisant. Rappelez-vous la phrase de Chris Argyris citée précédemment :
« L’apprentissage individuel est une condition nécessaire mais insuffisante pour l’apprentissage organisationnel. »
Ce qui signifie que l’apprentissage organisationnel ne correspond pas à la somme des apprentissages individuels. Avant d’être transformé en savoir collectif, le savoir est morcelé et parcellaire.
Construire des ponts entre apprentissage individuel et apprentissage organisationnel
L’apprentissage organisationnel suppose de relier entre eux ces apprentissages individuels, de les ordonner, de les combiner pour créer une connaissance enrichie capable de participer à l’atteinte de l’objectif organisationnel.
Ce processus implique d’engager les salariés dans la démarche d’apprentissage mais également dans le partage de leurs connaissances et compétences nouvelles. Il invite les salariés à mettre en perspective leurs acquis dans le cadre plus large de l’organisation et non de leur mission spécifique. Cet effort de partage demandé au collaborateur ne peut se concrétiser sans un climat de confiance dans l’entreprise. Le partage peut amener le débat et la confrontation d’idées opposées. La bienveillance doit être à la base du système.
Valoriser la démarche individuelle
En outre, sur un plan plus personnel, le collaborateur qui va partager ses connaissances doit être encouragé, distingué d’une façon ou d’une autre pour ce rôle qui dépasse généralement le cadre de ses missions. En l’absence de reconnaissance, un sentiment d’inutilité peut brider la dynamique d’apprentissage et de partage. L’individu ou la communauté de pratique qui ne reçoit aucune information quant à l’utilité de leur partage de connaissances dans l’évolution des process, les modes opérations de gestion de crise peut s’interroger sur le bien-fondé de la démarche apprenante.
Construire les outils de la confiance
Des collaborateurs-relais peuvent être désignés pour diffuser les connaissances collectives émergeant des partages de connaissances sur les bases de données de l’entreprise, sur l’Intranet, sur la chaîne de télévision interne… Là encore, l’entreprise peut être réticente à confier à une personne la formalisation des connaissances nouvelles créées de la confrontation des expériences, apprentissages, erreurs de ses collaborateurs. La question de la confiance se pose également de la part de l’entreprise envers son salarié.
L’entreprise peut prendre exemple sur les outils ou encyclopédies open source qui ont réussi à construire un modèle de validation et de contrôle qui ne laisse guère de place à l’erreur. Ainsi le système mis en place par Wikipédia est-il à la fois souple dans le processus de création d’information et extrêmement structuré dans le processus de validation.
En 2007, dans leur ouvrage «Wikinomics. Comment l’intelligence collaborative bouleverse l’économie », Tapscott et Williams expliquent que « toutes les communautés du libre possèdent des processus hautement structurés et hiérarchiquement dirigés pour gérer l’assemblage fastidieux d’une infinité de contributions fragmentaires. C’est l’équilibre entre auto-organisation et direction hiérarchique qui permet de tirer parti d’un réservoir de talents extraordinairement diversifiés tout en réussissant l’intégration rigoureuse qu’exige quelque chose d’aussi complexe qu’un système d’exploitation. »
Au final…
L’entreprise apprenante cultive la flexibilité et le questionnement de ses processus internes. Elle valorise l’engagement de ses collaborateurs dans une démarche de formation continue multimodale. Elle encourage l’expérimentation et ne sanctionne pas l’erreur née de cette prise de risque. Elle favorise la co-construction d’apprentissages organisationnels pour faire évoluer ses savoirs et savoir-faire et garder un avantage concurrentiel. Elle est dirigée par une équipe capable de fixer des objectifs partagés entre tous les salariés et de remettre en cause ses modes de fonctionnement pour s’adapter au marché. Elle s’assure de l’adhésion de tous à ses valeurs.
Elle place la formation au centre de son développement car elle a bien compris que l’obsolescence des compétences individuelles entraîne un risque majeur pour sa pérennité.
Pas encore tout à fait une réalité, l’entreprise apprenante n’est désormais plus une utopie. Rendez-vous dans 10 ans.