Si « Apprendre » était avant tout un état d’esprit, un choix de vie qui se cultive ? Une conversation à la machine à café ou à l’occasion d’un afterwork peut se révéler au moins aussi efficace et enrichissante qu’une journée de formation.
Nous avons désormais le savoir au bout des doigts. La digitalisation de nos sociétés a profondément bouleversé l’Apprendre. Nous sommes passés d’un stock de savoir, formaté, statique et généralement limité ou accessible à une population d’initiés à un flux de savoir, ouvert, actualisé, enrichi en permanence. En est-il pour autant plus accessible ?
D’un point de vue de l’accès « physique » et temporel, la réponse est sans conteste oui. Mais dans ses dimensions cognitive et méta-cognitive, cela reste à démontrer.
Les organisations, que l’on parle de l’école, de l’enseignement supérieur ou de l’entreprise dans son acception la plus large, ont un rôle fondamental à jouer. Si l’action de formation, quelle qu’en soit la modalité reste une démarche nécessaire et structurante, elle n’est plus auto-suffisante. L’organisation du travail est un levier majeur de l’acquisition et de la diffusion des savoirs, savoir-faire et savoir-être professionnels.
Le savoir et la compétence sont devenus les premiers facteurs de production dans une économie mondialisée, incertaine, ultra-compétitive et en perpétuelle transformation. Les organisations ont un enjeu à créer les conditions formelles d’acquisition et de partage de connaissances mais également à laisser s’épanouir des espaces informels de liberté et de confiance d’où pourront émerger et se diffuser une culture non seulement de l’apprentissage mais surtout de l’apprenance.
Au travers de quelques grands théoriciens de l’organisation et de la pédagogie, nous vous proposons une expédition dans les rouages, formels et informels, individuels et collectifs, du savoir partagé, de la coopération et de la collaboration au service du développement personnel et de la performance collective.
1. De l’actor studio au Show runner : de la formation à l’Apprenance
On le répète à l’envie : le collaborateur doit être acteur de sa montée en compétences, acteur de ses apprentissages. Et si l’heure n’était plus à l’actor studio mais à l’apprenant, auteur et show runner de sa propre série d’apprentissages tout au long de la vie ?
Philippe Carré, professeur et chercheur en sciences de l’éducation à l’université de Nanterre et théoricien de l’Apprenance, propose un renversement de paradigme, transformant l’apprenant, acteur de sa formation, en apprenant, auteur de ses apprentissages. Il propose ainsi « un renversement de perspective et de priorités entre le processus de formation, vu comme intention d’action sur autrui (teaching), et le processus d’apprentissage vu comme une transformation des connaissances et des capacités par le sujet social apprenant (learning) ».
C’est toute la proposition de l’Apprenance définie comme un « ensemble stable de dispositions affectives, cognitives et conatives, favorables à l’acte d’apprendre, dans toutes les situations formelles ou informelles, de façon expérientielle ou didactique, autodirigée ou non, intentionnelle ou fortuite ».
En une minute de vidéo, la définition de l’Apprenance par Philippe Carré :
L’apprenance désigne donc l’aptitude à apprendre tout au long de la vie, en toutes circonstances, de façon autonome et responsable, en s’appuyant sur la curiosité intellectuelle, la réflexion critique, la créativité et la collaboration. L’apprenance dépasse le cadre de l’apprentissage traditionnel, qui se limite souvent à des périodes d’études formelles ou à des moments spécifiques de formation. Elle met l’accent sur la capacité d’un individu à continuer à apprendre et à se développer tout au long de sa vie, en tirant parti de différentes sources d’apprentissage et en s’adaptant aux changements et aux défis qui se présentent. C’est un processus dynamique et continu, qui implique l’exploration, l’expérimentation, la réflexion et l’action.
Cette démarche s’inscrit dans la mutation de l’accessibilité des savoirs, du stock au flux évoqué en introduction.
Cette démarche d’apprenance fait écho à la notion d’agentivité ou la capacité à « être agent de ses propres actions » développée par Albert Bandura, psychologue et père du socio-constructivisme. L’apprenant quitte son rôle d’acteur, réceptacle de savoirs, savoir-faire et savoir-être pour construire une démarche intentionnelle et volontaire de développement de ses connaissances et compétences en interaction avec son environnement.
Procédant de l’agentivité, la co-construction des savoirs diffère de la simple collaboration dans laquelle le repli sur soi est un risque avéré. En effet, être agent de ses actions revient à être auteur d’une contribution propre tout en sachant que la somme de toutes les actions du groupe (le résultat final donc) ne nous appartient pas complètement. Il existe une agentivité collective, dans laquelle l’apprenant proactif contribue à l’atteinte d’un but commun.
A la différence de l’apprendre, centré sur l’individu en tant qu’apprenant acteur, l’apprenance élargit donc la perspective en intégrant l’environnement de travail et d’apprentissage. Cet environnement est désormais physique et virtuel, abolissant les contraintes spatio-temporelles d’apprentissage pour favoriser la circulation et le partage entre pairs.
Comment dans ce contexte l’organisation peut-elle favoriser cette transformation de l’apprenant, d’acteur à auteur ?
2. Réconcilier « apprendre » et « produire »
Si l’apprenant, auteur du développement de ses compétences, s’inscrit dans un environnement productif collectif, l’organisation de l’entreprise constitue un axe central de facilitation de sa démarche proactive.
Avant de parler d’organisation apprenante et de ses déclinaisons plus récentes que sont l’organisation capacitante et l’organisation agile, nombre d’ETI et de grands groupes français ont une démarche d’organisation formatrice et/ou qualifiante dans lesquelles l’apprentissage est certes organisé mais encore trop décorrélé des missions et situations de travail pour constituer un véritable levier de développement et de croissance dont l’impact est mesurable et mesuré.
Quand former ne suffit plus
L’organisation formatrice traditionnelle met en place une démarche formelle et descendante de formation pour améliorer les connaissances et les compétences de ses collaborateurs. Elle se focalise sur les performances individuelles et reste limitée en termes d’impact à un objectif d’adaptation aux mutations des marchés. Elle peut être suffisante par exemple dans de petites structures avec un faible taux de turn over.
L’organisation qualifiante est un concept très français qui se concentre sur la reconnaissance académique des formations formelles et descendantes déployées dans l’entreprise. Ces formations permettent de sécuriser le parcours professionnel et l’employabilité des collaborateurs au niveau individuel et manquent le plus souvent d’opérationnalité pour constituer un atout organisationnel.
L’apprenant aura sans doute du mal à projeter ses nouveaux savoirs, savoir-faire ou savoir-être dans ses missions quotidiennes et l’entreprise ne capitalisera pas suffisamment sur ces nouvelles compétences acquises au niveau individuel.
Réviser les modèles
D’autres modes d’organisation, considérés comme plus efficients, ont été théorisés depuis une quarantaine d’années. Le modèle le plus célèbre est celui de l’organisation apprenante largement décrit par Peter Senge dans la 5e discipline. En résumé, Peter Senge qualifie d’apprenante, l’organisation qui :
- développe l’envie d’apprendre en permanence chez les collaborateurs en créant une culture d’apprentissage individuelle pour nourrir l’apprentissage collectif
- Discipline 1 : Maitrise personnelle
- favorise l’esprit critique et la remise en question de ses schémas de pensées afin de lever les freins à l’initiative et à l’innovation
- Discipline 2 : Révision des modèles mentaux
- s’assure que tous les collaborateurs partagent la même vision des objectifs et des moyens pour les atteindre.
- Discipline 3 : Vision partagée
- outille le dialogue et le partage entre les collaborateurs et avec les managers grâce à de véritables animateurs de communauté.
- Discipline 4 : Apprentissage en équipe
- Aborde les problèmes dans leur globalité au niveau de l’entreprise tout en considérant toutes les interactions avec l’environnement de l’entreprise
- Discipline 5 : Pensée systémique
Retour sur l’émergence des 5 disciplines en moins de 5 minutes dans une interview de Peter Senge réalisée par Sol France :
Une organisation apprenante met ainsi l’accent sur la création d’une culture d’apprentissage continu, à tous les niveaux et qui est en lien direct avec les process et méthodes de travail. L’objectif principal est de développer une capacité d’adaptation organisationnelle, une aptitude à innover et à prospérer dans un environnement en constante évolution. L’approche est centrée sur la promotion de la réflexion, de l’expérimentation, du partage des connaissances, et de la collaboration entre les salariés. Elle permet ainsi l’émergence d’idées nouvelles, le développement de compétences individuelles et collectives et la capacité à tirer des leçons des expériences passées. L’organisation apprenante promeut l’autonomie et la responsabilité individuelle, tout en offrant des structures et des pratiques qui soutiennent l’apprentissage organisationnel.
L’évolution des modes et conditions de travail ont vu émerger des déclinaisons de l’organisation apprenante avec :
- L’organisation capacitante qui entend aller au-delà de l’organisation apprenante et favoriser la prise d’initiative et la capacité réelle de passage à l’action des collaborateurs pour une meilleure réactivité et une adaptabilité aux mutations de l’entreprise. La délégation de responsabilité, l’autonomie et la confiance soutiennent la mobilisation des apprentissages au service de l’atteinte des objectifs organisationnels.
- L’organisation agile qui vise un apprentissage continu et opportuniste à même d’assurer une réactivité et une adaptabilité individuelle et collective immédiate face aux changements quels qu’ils soient, en vue de saisir les opportunités et de gérer les risques. L’organisation agile bâtit des structures et des processus flexibles qui favorisent la réactivité et la collaboration. Elle encourage l’apprentissage itératif et la prise de décision basée sur les retours d’expérience. Elle valorise la communication ouverte, la transparence et l’expérimentation. Elle est généralement associée à des méthodes de gestion de projet agile et au lean management.
Ces organisations apprenantes, capacitantes ou agiles mettent l’accent sur :
- l’apprentissage informel en complément de temps formels identifiés et dont l’objectif est très précisément défini ;
- la créativité ;
- et l’innovation.
Ces 3 leviers sont structurés par des process ouverts et des espaces d’expression et de liberté pour les collaborateurs. Ces organisations misent sur la collaboration et la coopération au sein des équipes et entre les différentes équipes.
D’un point de vue pédagogique, l’apprentissage informel, la créativité des équipes et l’innovation permanente ont été reprises par Stéphane Teissier, médecin et chercheur en éducation et santé, dans un concept de « pédagogie de l’interstice ».
3. Pédagogie de l’interstice
Le concept d’interstice désigne des espace-temps de liberté et de créativité qui peuvent émerger entre les activités, procédures, formations formelles et institutionnalisées.
Dans la pédagogie de l’interstice, le principe consiste à favoriser les apprentissages spontanés, en dehors de tout cadre formel et organisé de formation.
Les individus possèdent des ressources et des connaissances qu’ils peuvent mobiliser et partager. L’apprentissage est facilité par des échanges informels et des interactions avec les autres. L’autonomie, la curiosité et l’esprit d’initiative y sont valorisés. La pédagogie de l’interstice met l’accent sur l’apprentissage par l’action, en encourageant les individus à expérimenter, à se confronter à des situations nouvelles, et à tirer des enseignements de leurs expériences. Le droit à l’erreur est donc fondamental et doit être non seulement accepté mais aussi proclamé par l’entreprise.
Le social learning constitue ainsi le socle de la pédagogie de l’interstice. Chaque interstice de liberté est un moment créatif, de réflexion et d’innovation dans lequel les collaborateurs peuvent explorer, expérimenter, réfléchir et créer. L’existence même d’interstices suppose de laisser une latitude aux collaborateurs pour co-construire des projets et confronter leurs approches, essais, points de vue. Le temps alloué par l’entreprise à des moments de pause et de réflexion est également fondamental.
Pour tirer profit de ce développement individuel et collectif dans les interstices, l’organisation doit toutefois veiller à recueillir le fruit des réflexions spontanées des équipes et créer des passerelles entre apprentissages formels et informels.
Cette pédagogie de l’interstice est facilitée par la digitalisation des organisations et la transformation induite de la façon de communiquer, de l’accessibilité de la connaissance et de l’instantanéité du partage grâce à la collaboration en ligne, sans contraintes de lieu. Les outils de partage des connaissances, les réseaux sociaux d’entreprise, les forums en ligne, les messageries instantanées permettent aux organisations de capitaliser sur ces apprentissages informels et de les exploiter dans les processus de production.
S’il vous plaît, dessinez-moi un interstice pédagogique
Placer l’apprenant dans une posture d’auteur de ses apprentissages et non plus simplement d’acteur, en préservant des espaces de liberté et de découvertes individuelle et collective, peut par exemple passer par :
- des tiers-lieux :
- espaces de pause : coin lecture, espace d’art, salle de jeux dans lesquels les collaborateurs peuvent se détendre et donner libre cours à leur créativité
- liberté à aller travailler/réfléchir/brainstormer dans des espaces extérieurs à l’entreprise : café, espaces de co-working, jardins… pour encourager une déconstruction des schémas de pensée et la co-construction de solutions innovantes ;
- espaces de co-création inter-départements de l’entreprise pour inviter à l’émergence de groupe projets spontanés pour réfléchir à des innovations, des améliorations…
- des projets personnels en lien avec les objectifs de l’entreprise et développés sur le temps de travail, des expériences d’intrapreneuriat :
- ces projets offrent un espace d’exploration et d’expérimentation de nouvelles approches puis une occasion de partage des apprentissages avec les autres membres de l’organisation ;
- des communautés de pratique : groupe de pairs (d’entreprises ou d’entités distinctes selon la taille de la structure) amenés à identifier des solutions aux problèmes rencontrés dans leur pratiques professionnelles :
- l’échange entre pairs, la résolution de problèmes et la collaboration sont des atouts précieux de la pédagogie de l’interstice et de l’apprentissage informel ;
- la création d’un réseau constitue un vecteur d’apprentissage individuel et collectif et une source de motivation et d’engagement pour développer ses savoirs et savoir-faire.
Quelle que soient les modalités envisagées et les espaces de liberté offerts pour imaginer ces modalités, l’objectif est de créer des opportunités d’apprentissage informel, de créativité et d’innovation, en encourageant les individus à explorer, à expérimenter et à partager leurs connaissances de manière informelle et spontanée.
4. De l’intention à l’action
Selon votre culture d’entreprise, vos effectifs, votre structuration, vos objectifs stratégiques et votre marché ou votre stade de développement, choisissez vos combats. Inutile de viser le décloisonnement total de l’entreprise, la prise de risque érigée en valeur et la pédagogie de l’interstice si votre organisation n’y est pas prête.
Quelques stratégies de développement d’une learning culture :
- Faciliter l’accès à l’information : mettre à disposition des collaborateurs des informations et des ressources pour soutenir leur apprentissage. Cela peut inclure des bases de connaissances internes, des outils de partage de documents, des plateformes d’apprentissage en ligne, des bibliothèques numériques, etc. L’objectif est de rendre l’apprentissage fluide et de permettre aux employés d’obtenir rapidement les informations dont ils ont besoin dans leur activité quotidienne
- Développer des programmes de développement des compétences multi-formats et multimodaux : implémenter des parcours de développement professionnel offre des opportunités d’apprentissage variées. Cela peut inclure des formations, des ateliers, des conférences, du mentorat, des échanges de bonnes pratiques, etc. Ces programmes doivent être alignés sur les besoins et les objectifs collectifs de l’entreprise, mais aussi sur les aspirations et les préférences individuelles de chaque collaborateur
- Encourager l’apprentissage autonome : fournir des ressources et des outils d’apprentissage accessibles est louable à condition de dégager le temps nécessaire, de s’assurer de disponibilité mentale de chacun et d’impliquer (ou au moins d’informer) les managers. Éveiller la curiosité et l’ouverture d’esprit au travers de cycles de conférences internes ou externes, de valorisation des innovations ou des améliorations des équipes est un autre levier
- Favoriser l’apprentissage en équipe : développer la collaboration, le partage des connaissances et encourager la résolution de problème en équipe ou inter-équipes sont des leviers d’efficacité interne et une des briques de l’organisation apprenante
- Miser sur le social-learning pour un apprentissage entre pairs et le développement de l’autonomie de l’apprenant
- Reconnaître et récompenser la montée en compétence que l’on parle de programmes de reconnaissance, de systèmes d’évaluation objectifs basés sur les compétences, de visibilité sur les évolutions professionnelles possibles dans l’entreprise (qui a en outre le mérite de fidéliser les collaborateurs) voire, dans certains cas, d’incentive pour le salarié proactif dans ses apprentissages mais également pour son manager
- Stimuler l’innovation et l’expérimentation : un environnement propice à la créativité et à la prise de risque s’accompagne d’un droit à l’erreur assumé par la direction. Cette démarche peut s’appuyer sur des hackathons, des projets pilotes, des espaces de travail collaboratifs, etc.
La formation n’est pas l’alpha et l’oméga de la learning culture. Mais avant d’entreprendre une révolution copernicienne, commencez par interroger vos pratiques internes et planifier et hiérarchiser les changements que vous souhaitez impulser. Discutez avec vos pairs, profitez de leurs retours d’expérience. Puis testez dans votre équipe ou dans des équipes pilotes et évaluez l’impact.