Février 2018, le petit monde feutré de l’Assemblée nationale est secoué par un Candy Crush Gate… Alors qu’il présente son projet de loi sur le burn out, le délégué général LREM est accusé, par un député de la France insoumise, de jouer à Candy Crush sur son portable durant la séance. Deux ans plus tôt, c’était la Première ministre norvégienne qui se voyait pointée du doigt pour des activités de chasse aux Pokemons durant les débats parlementaires.
Tous deux font donc partis respectivement des 270 millions de joueurs actifs tous les mois sur Candy crush (pour plus de 3 milliards de téléchargement) et des 147 millions d’actifs sur Pokemon Go. Sans doute sont-ils au-delà des 1H30 par jour de navigation sur smartphone (hors appels téléphoniques et sms) en France, se rapprochant peut-être des 2H30 en moyenne constatées chez les adolescents (Source : observatoire Bouygues Télécom des pratiques numériques – Février 2018).
Au-delà de l’anecdote, difficile de passer à côté de la puissance d’engagement de ces mécaniques de jeu et l’omniprésence du smartphone dans nos activités quotidiennes. Les services marketing ont désormais intégré la combinaison mobile-first et gamification pour engager les clients et travailler la notoriété de la marque. En formation, le jeu et les ressorts ludiques ne sont pas une nouveauté, le mobile commence à se faire une place… Et les deux combinés, ça donne quoi ?
1.
MOBILE first
Partout, pour tout, tout le temps… Selon l’observatoire Bouygues Télécom des pratiques numériques, 77 % des mobinautes français se connectent depuis leur domicile, mais ils sont 46 % à surfer sur mobile dans les transports en commun, 40 % dans la rue et 30 % au bureau.
Recherche d’informations (88 %), utilisation des réseaux sociaux (73 %), itinéraires et géolocalisation (65 %), consultation des comptes bancaires (69 %), e-commerce (59 %), programmes télé et jeux en ligne (49 %), l’Internet mobile est omniprésent dans notre vie quotidienne. Les 15-25 ans sont majoritairement axés sur les fonctions sociales (94 % utilisent leur smartphone pour surfer sur les réseaux sociaux) et le divertissement (73 % jouent en ligne ou regardent des films ou des séries en streaming).
Pour la grande majorité des internautes, l’utilisation du mobile est une question d’usage : même en ayant le choix d’un écran d’ordinateur, la musique et les réseaux sociaux se conçoivent d’abord sur smartphone (les fils de discussion des réseaux sociaux étant parfaitement adaptés au format).
Pour les plus jeunes, rechercher une information passe par l’usage de l’assistant vocal du système d’exploitation du smartphone (des chercheurs américains ont montré que dicter un message est 3 fois plus rapide que le saisir sur un clavier). Enfin la capacité à regarder et à utiliser plusieurs écrans à la fois chez les jeunes générations fait du smartphone l’outil privilégié de la discussion et de la sociabilité.
Le smartphone tend donc à devenir le « device » numéro 1 pour accéder aux services en ligne. Les directions marketing l’ont bien compris, adaptant leur stratégie de communication aux smartphones pour en faire le canal privilégié de relation avec leur clientèle. En formation, les parcours sur mobile se développent timidement, apportant une flexibilité des temps d’apprentissage, des formats de contenus plus courts et plus facilement mémorisables et une accessibilité en continu. Reste encore la question de l’engagement de l’apprenant sur mobile.
Si les taux d’engagement sur le jeu Candy crush sont si importants, c’est que l’ensemble du scénario, des éléments narratifs, des défis ainsi que la progressivité de la difficulté ont été pensés pour capter et retenir l’attention et l’envie du joueur. Quelques enseignements à tirer de Candy crush …
2.
Combiner mobile learning et gamification : dans le flow de Candy crush
Pour rappel, la gamification (ou ludification en français) consiste à insérer des éléments de la mécanique des jeux (points, badges, classements, franchissement de niveaux) dans des dispositifs qui ne relèvent pas du jeu, qu’il s’agissent de stratégie marketing, de gestion des collaborateurs ou encore d’apprentissage.
Le jeu est une activité autotélique, autrement dit, sa seule réalisation procure un sentiment de satisfaction. Le jeu exploite la motivation intrinsèque de l’individu, l’activité n’a alors d’autre but qu’elle-même et permet d’amener le joueur à un état mental appelé « état de flow ». Le flow est un état de plénitude, à même d’abolir la notion de temps, de garantir une concentration totale sur la tâche en cours de réalisation, d’apporter une sensation de plaisir intense.
Deux composantes majeures sont à l’origine de l’état de flow :
- l’adéquation entre la compétence de l’individu et le niveau du challenge proposé pour éviter le découragement devant une tâche trop ardue ou l’ennui face à un défi trop simple ;
- le feedback permanent et immédiat qui permet au joueur de connaître en temps réel le résultat de ses actions dans le jeu et lui permettre d’ajuster ses actions pour s’améliorer.
Dans Candy crush, le jeu commence par une succession de niveaux très simples pour permettre au joueur d’acquérir les réflexes et mécanismes du jeu et de ressentir une satisfaction immédiate. Cette gratification se manifeste par le biais de récompenses matérialisées :
- en cours de partie, par l’affichage du nombre de points de chaque action et par un message d’encouragement (« Sweet » ou « Delicious » : nous sommes dans un univers de bonbons) lorsqu’une action est particulièrement pertinente ;
- et en fin de partie, sous forme de bonus de jeu mobilisables au cours des parties suivantes pour surmonter une difficulté.
Ces mini-récompenses encouragent le cerveau à libérer de la dopamine, qui, outre son caractère d’hormone du plaisir, renforce l’apprentissage et les pratiques adéquates dans le contexte de son émission par le cerveau. La dopamine est ainsi fondamentale en matière de formation pour poursuivre l’action engagée.
Puis, pour éviter l’ennui, les tableaux du jeu Candy crush deviennent plus complexes et les victoires plus aléatoires. Le joueur gagne moins souvent mais toutefois suffisamment pour ne pas abandonner le jeu. Le même mécanisme est utilisé dans les casinos avec les machines à sous.
En mobile learning gamifié, le parcours doit être progressif et le niveau parfaitement adapté à la cible. L’apprenant doit recevoir suffisamment de feedback pour guider ses actions et lui permettre de progresser. Chaque résultat positif doit être valorisé par une récompense sous forme de badge, de points, d’enrichissement de l’avatar… Le classement de l’apprenant parmi ses pairs doit l’inciter à faire mieux ou à conserver sa position de leader. Chaque feedback doit amener une prise de conscience chez l’apprenant sur l’objectif à atteindre et les moyens à mobiliser pour y parvenir.
Chaque séquence doit comporter un objectif clair et une consigne précise, annoncés à l’apprenant avant de démarrer. L’enchaînement des séquences dans le parcours doit pouvoir être visualisé de façon globale. Ainsi dans le jeu Candy crush, le parcours et ses points d’étapes sont-ils visibles dès le départ. La progression du joueur est matérialisée par une mise en lumière des niveaux déjà réalisés. Les activités varient d’une séquence à l’autre ainsi que la nature des bonus et récompenses, pour correspondre à différents profils de joueur.
3.
Jouer sur les neurotransmetteurs
Dans le jeu Candy crush, les défis sont variés : du « contre la montre » aux challenges périodiques entre joueurs, aux activités plus réfléchies : tous les profils de joueurs peuvent y trouver leur compte. Les progrès des algorithmes permettant l’adaptive learning devraient, dans les années qui viennent, permettre d’associer précisément les propriétés gamifiées d’un parcours avec le profil de joueur correspondant. Pour cela, il est fondamental de distinguer les différents profils et leurs motivations intrinsèques.
Il existe de nombreuses classifications des profils de joueurs. Parmi les plus récentes, la classification BrainHex de 2014 se base sur des études neurologiques d’un important panel de joueurs. Elle distingue 7 profils types et les neurotransmetteurs qu’ils mobilisent en situation de jeu :
- le Seeker est un explorateur qui apprécie la découverte de l’univers du jeu et de ses activités ; les hormones associées à ce profil sont les endomorphines, hormones du bonheur et de la sérénité, très présentes chez les sportifs de haut niveau ;
- le Survivor qui recherche les sensations fortes, aime se faire peur et devoir prendre la fuite ; les hormones associées au Survivor sont l’adrénaline, l’hormone du stress ;
- le Dardevil qui apprécie le risque et la victoire décrochée de justesse ; comme pour le Survivor c’est l’adrénaline qui est associée à ce profil ;
- le Mastermind est un stratège qui affectionne la résolution d’énigmes et de problèmes ; son profil est lié à la dopamine, l’hormone du plaisir ;
- le Conqueror est un compétiteur qui aime affronter et vaincre des adversaires puissants ; la noradrénaline, hormone de la vigilance et de l’excitation, également très présente chez les sportifs, est associée à son profil ;
- le Socializer est l’animal social par excellence par son goût de l’interaction avec les autres joueurs et l’adoption des codes du jeu ; son profil est associé à l’ocytocine, l’hormone de l’amour et du lien social ;
- et enfin l’Achiever se caractérise par une volonté d’aller au bout du jeu, d’accomplir toutes les étapes et d’accumuler le plus de bonus ; comme pour le Dardevil c’est la dopamine qui est liée à son profil.
Chaque joueur ne se réduit pas à un seul profil type, cette classification met en avant les dominantes chez chacun. Il est évident que certaines associations de profils sont plus évidentes que d’autres : le socializer peut ainsi également vouloir aller au bout du jeu et adapter son profil Achiever avec son souhait de coopération entre pairs.
4.
Designer l’expérience apprenant
Concevoir une expérience apprenante gamifiée sur smartphone comporte quelques contraintes liées au format de l’écran mais également au temps passé, généralement court mais répété. Ces contraintes doivent guider non seulement le choix des fonctionnalités ludiques mais également la scénarisation pédagogique, le format et la structuration du contenu.
Au niveau de la conception du dispositif gamifié
La conception recouvre la mécanique ludique qui comprend :
- la scénarisation des niveaux de difficulté croissante ;
- les feedback et récompenses (badges, points, classement…) ;
- la dynamique des interactions du joueur ou de l’apprenant avec le dispositif ;
- et l’esthétique du parcours qui doit être en rapport avec soit la thématique de formation, soit l’univers de la métaphore choisie.
Chaque élément de gamification a une finalité propre : gratification et encouragement via les bonus, renforcement de l’apprentissage et ajustement des stratégies d’action de l’apprenant via les feedback, évaluation de la mémorisation ou de la capacité de réaction via des activités chronométrées (challenge contre la montre, par exemple).
Tous ces éléments ont une fonction particulière (test, mémorisation, collaboration…) et doivent au final donner du sens à l’action de l’apprenant (pourquoi est-ce que je passe par ces étapes ?). Ils doivent être liés à l’objectif pédagogique (que dois-je intégrer et retenir au terme du parcours ?). Toutes les composantes ludiques doivent tenir compte du format réduit de l’écran du mobile pour rester lisibles et signifiantes sans encombrer l’écran.
Autre dimension importante dans la conception du parcours, la divulgation progressive qui impose de ne sélectionner que les informations pertinentes pour l’apprenant à l’instant T du parcours. Cette méthode évite la surcharge d’information dans le cadre très contraint du smartphone. Cette divulgation progressive ne peut être réalisée qu’avec un séquencement très fin des actions et une présentation synthétique et finement granularisée du contenu. De même, un séquencement précis permettra également de renforcer la trace mémorielle en présentant à plusieurs reprises les mêmes éléments fondamentaux tout au long du parcours.
Au niveau des contenus : miser sur le microlearning
Le microlearning est une série de contenus de formation de format très court (entre 2 et 5 minutes en général, sans aller au-delà de 7 minutes) sous forme de texte, de vidéo, d’audio, d’image enrichie. L’ingénierie pédagogique d’un parcours en mobile learning, surtout s’il inclut des éléments de gamification (ces derniers peuvent surcharger la masse d’information et de stimuli sur l’écran), doit être très granularisée. Il ne s’agit donc pas d’un résumé des contenus présents dans des formations à distance plus traditionnelles. La conception sera faite spécifiquement pour s’adapter au temps court, à l’écran réduit et à l’objectif sans doute différent d’une formation eLearning sur ordinateur. Chaque grain de contenu soutient ainsi un micro-objectif d’apprentissage propre.
Ces granules de contenus (nuggets learning en anglais) permettent de rythmer le parcours et de maintenir l’engagement de l’apprenant sur le long terme. Elles permettent également une meilleure rétention de l’information.
Si l’on reprend l’exemple de Candy crush, le jeu se compose d’un enchaînement rythmé de tableaux d’une durée très courte (de 30 secondes à 3 minutes environ, selon le joueur et la difficulté). Au terme de chaque tableau réussi, le joueur visualisera son classement et les bonus qu’il a pu acquérir et qui l’aideront dans les tableaux suivants. Régulièrement des éléments de storytelling, résumés en une phrase, viennent enrichir la métaphore du jeu pour maintenir le joueur dans l’univers (en l’occurrence un royaume de bonbons). Chaque nouvelle partie commence là où le joueur s’était arrêté lors de la précédente.
La qualité des contenus, l’ergonomie et l’adaptation des éléments ludiques au profil des apprenants sont donc primordiales pour maximiser l’efficacité de la formation. Pour cela, voici quelques questions fondamentales à se poser avant de démarrer la conception d’un dispositif de mobile learning :
- Quel est l’objectif pédagogique du dispositif et de chaque micro-module ?
- Quels sont les profils de joueurs de mes apprenants ?
- Quel degré de gamification servira au mieux l’engagement de l’apprenant ?
- Quels éléments de jeu vais-je combiner pour satisfaire différents profils ?
- Quel est le degré de difficulté optimal à chaque étape du parcours pour que les challenges ne soient ni trop simples ni trop compliqués ?
Enfin, faites attention à ce que la dynamique de jeu ne prenne pas le pas sur la dynamique d’apprentissage. Le dispositif reste avant tout une formation et non un jeu. De même, le dispositif en microlearning ne constitue pas une version dégradée d’une formation eLearning, il répond à un objectif particulier de soutien d’une action de formation plus longue, de prérequis, de mémorisation, de just in time…
5.
Quelques apports constatés de la gamification en situation de mobile learning
De façon générale, toute expérience de jeu (qu’elle soit réalisée en ligne ou sur plateau) est un levier d’adaptation individuelle dans lequel apprendre des règles et s’adapter à ses compétiteurs ou à son équipe est indispensable. Le jeu est donc un vecteur « d’apprendre à apprendre » et de valorisation de l’adaptabilité et de la capacité de remise en question des collaborateurs.
En situation d’apprentissage sur mobile avec un dispositif intégrant des éléments de gamification adaptés à l’objectif et aux apprenants, les premiers bénéfices constatés ont trait à la motivation et à l’engagement sur la durée. La flexibilité offerte par le smartphone accroît encore cette motivation puisque l’apprenant peut se consacrer à cette activité en fonction de sa disponibilité. Une formation ATAWADAC (anytime, anywhere, any device, any content) donc…
Les éléments de gamification peuvent conduire à une meilleure concentration et une assiduité plus forte si les conditions pour s’approcher de l’état de flow sont réunies.
Les feedback et récompenses engendrent une satisfaction propre à encourager la poursuite de la formation et facilitent l’auto-évaluation de l’apprenant. Ils renforcent en outre la confiance en soi. Les récompenses régulières favorisent la motivation intrinsèque.
Pour conclure, ces dimensions de l’apprentissage mobile gamifié sont parfaitement adaptées à nos conditions de vie, de travail et d’apprentissage. Nous ne sommes plus obligés de nous former pendant le temps de travail : les temps de transports ou nos temps de vie personnels peuvent y être consacrés et exigent donc des dispositifs nomades, voire sans réseau Internet. L’information doit être accessible en temps réel au moment où nous en avons besoin. Le BYOD (Bring your own device) est en voie de généralisation dans les entreprises permettant à chacun d’utiliser son propre matériel.
Et cerise sur le gâteau, la formation sur smartphone s’interface plus facilement avec l’utilisation des réseaux sociaux et donc l’interaction entre pairs dans une optique de Social learning.
Et pour Candy crush, promis… demain j’arrête !