L’insidieuse séparation entre la formation et l’emploi ne date pas d’hier. Fruit du développement industriel et de l’institution du salariat comme forme prépondérante du travail, elle a creusé un fossé entre savoir, savoir-faire et savoir-être et activité quotidienne réelle du collaborateur. Désormais, l’évolution permanente des méthodes, process et technologies sur les lieux de travail, la concurrence internationale accrue, les crises successives, ont transformé le fossé en véritable gouffre, avalant les organisations et leurs équipes dans la spirale de l’obsolescence accélérée des compétences. On a de fait assisté à une scolarisation progressive de la formation continue et à une dissociation entre l’objectif et les moyens pédagogiques.
Ce contexte de distanciation emplois-compétences renchérit la pénurie de talents dans certains secteurs de pointe en constante innovation, comme le digital dans son acception la plus large, par exemple. Il est vecteur de désengagement et de démotivation chez l’apprenant et de faible retour sur les attentes (ROE) dans les organisations.
Pour réconcilier formation et situations de travail, répondre aux tensions sur le marché de l’emploi, optimiser les temps de formation et l’engagement de l’apprenant et garantir la valorisation de toute démarche de développement continue des compétences par un collaborateur, l’approche par compétences et la micro-certification constituent des leviers d’efficacité à considérer.
1. Cartographier les compétences de l’apprenant
L’évaluation des compétences déjà acquises par l’apprenant constitue une étape cruciale pour la mise en place d’un parcours de formation ciblé et efficace. Cette évaluation ex-ante permet d’identifier les compétences et connaissances maîtrisées par l’apprenant en situation de travail, afin d’éviter l’ennui et la perte de motivation.
De plus, cette démarche permet de détecter les lacunes et besoins spécifiques de chaque apprenant, afin de personnaliser le parcours de formation en conséquence.
Jacques Tardif, professeur émérite à l’Université de Sherbrooke et théoricien de l’approche par compétences, décrit l’évaluation des compétences comme un processus continu qui documente le développement professionnel de l’apprenant. Cette perspective s’inscrit dans une logique formative où l’évaluation vise moins à juger d’un niveau de maîtrise ou de performance, qu’à imaginer le parcours d’apprentissage (formel, informel, expérientiel…) optimal et individualisé en identifiant les seules zones de lacunes en fonction d’un objectif professionnel précisément défini.
Imaginons un chef de projet que l’entreprise souhaite voir évoluer vers de la gestion multi-projets. Une évaluation initiale pourrait révéler qu’il possède déjà une excellente maîtrise de l’usage des outils de planification et de reporting dans une situation de gestion de projet donnée, mais qu’il a besoin de développer ses compétences en gestion d’équipe et en communication. Pourquoi reprendre toutes les méthodes et processus de gestion de projet qu’il utilise de façon efficiente au quotidien ? La formation sera spécifiquement axée sur ces aspects de communication et de management de projet, rendant l’apprentissage plus pertinent et engageant pour l’apprenant.
Cette première étape met en lumière l’importance de personnaliser l’apprentissage en fonction des acquis de chaque individu, permettant ainsi une montée en compétences plus rapide et plus motivante.
Mais cette évaluation de compétences ne peut être décorrélée d’un objectif précis de l’entreprise dont les besoins auront à leur tour été traduits en compétences.
2. Aligner développement des compétences et objectifs stratégiques de l’entreprise
L’évaluation, a priori, des compétences de l’apprenant n’a donc de sens que mise en regard d’une cartographie des compétences indispensables à l’entreprise pour atteindre ses objectifs de développement.
La transition de la fiche de poste traditionnelle, basée sur une liste de tâches et de missions, à une véritable cartographie des compétences attachées aux fonctions et responsabilités spécifiques de chaque collaborateur représente une évolution fondamentale dans la gestion des ressources humaines et le développement de l’organisation. Cette cartographie, plus qu’une simple liste de savoir-faire techniques, englobe un spectre large incluant les savoir-être et les aptitudes cognitives et émotionnelles nécessaires pour chaque poste et chaque projet au sein de l’entreprise. Cette approche est opérée grâce à des méthodologies qualitatives et quantitatives, telles que l’analyse fonctionnelle et l’ingénierie des compétences, permettant de définir précisément les besoins en compétences alignés avec les objectifs stratégiques de l’entreprise.
Ainsi, si l’on considère par exemple, une entreprise de services numériques, la maîtrise et l’utilisation de langages de programmation spécifiques constituent une compétence clé pour les développeurs, mais les capacités à travailler efficacement en mode agile et à résoudre des problèmes complexes dans le cadre des projets déployés représentent tout autant des compétences essentielles. De la même façon, dans le domaine de la santé, un hôpital peut cartographier non seulement les compétences techniques nécessaires pour le personnel soignant, comme les procédures médicales spécialisées, mais également des soft skills comme l’intelligence émotionnelle, la communication avec les patients et les familles ou la capacité à travailler sous pression.
Réaliser une cartographie des compétences permet à l’organisation d’abandonner une vision statique des rôles au sein de l’entreprise pour adopter une approche dynamique et évolutive, favorisant l’adaptabilité et la réactivité face aux changements du marché et aux innovations technologiques.
Réaliser une matrice de compétences
Une matrice de compétences (ou Skills Matrix en anglais) est un instrument stratégique, employé par les organisations pour évaluer les compétences et les savoir-faire de leurs collaborateurs et mesurer les écarts entre les acquis individuels et les besoins organisationnels. Elle se présente sous la forme d’une représentation graphique, une matrice, facilitant pour les gestionnaires et les leaders d’équipe la détection des points forts et des lacunes au sein d’un groupe, d’un département ou de l’ensemble de l’organisation.
L’utilisation d’une matrice de compétences permet de :
- détecter et pallier les insuffisances en matière de compétences ;
- concevoir des stratégies de recrutement ciblées ;
- réaliser et déployer des parcours de formation individualisés et adaptés aux besoins réels de l’entreprise ;
- préparer la relève pour les postes clés.
Concrètement, une matrice de compétences se présente sous la forme d’un tableau, dans lequel chaque ligne correspond à un collaborateur et chaque colonne à une compétence spécifique, en adéquation avec les objectifs de l’organisation ou d’un projet spécifique. Chaque cellule du tableau sera complétée avec un niveau reflétant le degré de maîtrise des collaborateurs pour une compétence donnée. Le niveau est généralement exprimé par un système de notation (par exemple, de 0 à 5) afin d’identifier aisément les collaborateurs aptes à assumer certaines tâches ou responsabilités spécifiques.
Une matrice de compétences élaborée avec rigueur offre une maîtrise complète des compétences disponibles au sein des équipes, et une anticipation des besoins.
Une fois identifié le projet ou le périmètre de responsabilité visé, on peut imaginer une démarche d’élaboration de la matrice en 4 étapes.
Étape 1 – Analyse du besoin
Une phase d’analyse du besoin en compétences directement liée au projet ou à la stratégie plus globale de l’entreprise précède la réalisation formelle de la matrice. Cette phase vise à répondre aux questions suivantes :
- Quel est l’objectif de la cartographie ?
- Disposer d’une vue d’ensemble des compétences de l’organisation pour anticiper et planifier les recrutements, les mobilités internes, les départs en retraite…
- Disposer d’un audit de compétences en vue de la réalisation d’un projet précis, du développement d’une nouvelle activité…
- Quels sont les collaborateurs cibles pressentis sur le projet, si l’on considère un projet spécifique ?
- Comment évaluer concrètement les compétences des collaborateurs cibles ?
Étape 2 – Cartographie des compétences
Quelles sont les compétences, qualifications ou certifications qui seront nécessaires aux collaborateurs pour accomplir leur mission et atteindre les objectifs de manière efficace et sécurisée ?
Répondre à cette question permet de formaliser une vue d’ensemble des compétences, qualifications et certifications indispensables au bon fonctionnement et à la sécurité de l’organisation ou du projet considéré. Cette vue d’ensemble permet également d’identifier les collaborateurs polyvalents (généralistes) ou ceux possédant des compétences très spécialisées (spécialistes et experts).
Étape 3 – Classification des compétences par département ou par équipe
Une fois la cartographie globale réalisée, il est important de classer les compétences par département ou équipe. Cette étape permet de s’assurer que chaque groupe ou département dispose des ressources nécessaires pour opérer de manière efficiente.
Si l’on considère un projet spécifique et non l’organisation dans son ensemble, cette étape est cruciale pour constituer l’équipe projet optimale et envisager les stratégies de développement des compétences non encore acquises.
Étape 4 – Analyse des écarts
Toutes les informations recueillies lors des étapes précédentes sont intégrées dans un modèle de matrice. Pour chaque compétence identifiée, différents niveaux de maîtrise sont définis. Ainsi peut-on utiliser une échelle allant de « novice » à « expert », en passant par « intermédiaire » et « avancé » ou une échelle de 1 à 4…
Pour chaque compétence identifiée comme nécessaire pour le projet ou l’organisation dans son ensemble, un niveau de maîtrise est attribué à chaque collaborateur, sur la base de l’échelle définies en amont.
L’évaluation des compétences individuelles peut être réalisée au moyen d’un process comprenant :
- une phase déclarative par le collaborateur
- puis une phase déclarative de validation par le manager
- enfin, pour objectiver les phases déclaratives, un test de positionnement sur chaque compétence cible.
Cette matrice constituera la base de définition d’un parcours de formation individualisé et optimisé en termes de temps et de budget.
Quelques erreurs fréquentes dans l’élaboration d’une matrice de compétences
Si la matrice de compétences constitue un atout majeur pour optimiser une stratégie de gestion des compétences, certaines précautions doivent être prises lors de sa création :
- négliger les mises à jour régulières de la matrice des compétences peut entraîner des représentations erronées des capacités des collaborateurs ;
- la complexité excessive d’une vaste matrice de compétences peut s’avérer inutilisable pour les équipes RH et les collaborateurs, et augmenter significativement le risque d’erreurs et d’inexactitudes ;
- le manque d’intégration avec d’autres systèmes RH entrave la vision globale des besoins en développement des collaborateurs au sein de l’organisation ;
- la focalisation sur les intitulés de poste plutôt que sur les compétences réelles peut mener à des jugements erronés concernant l’affectation des collaborateurs. En effet, par exemple, un titre de « responsable » ou de « directeur » ne garantit pas nécessairement de réelles aptitudes au leadership.
Cette matrice permet aux managers de visualiser rapidement les forces et les lacunes de leur équipe, de planifier les formations nécessaires pour combler les lacunes, et d’optimiser la composition des équipes pour les projets à venir en fonction des compétences disponibles.
La matrice des compétences sert donc à la fois de diagnostic et d’outil de planification stratégique pour le développement des compétences au sein de l’entreprise.
3. Engagement de l’apprenant et rationalité économique
Nous en sommes tous convaincus : l’engagement de l’apprenant dans le processus de formation est crucial pour l’apprentissage. Lorsque la formation est conçue autour des besoins réels de l’apprenant, en évitant de couvrir des compétences déjà acquises, l’engagement est naturellement plus élevé.
Imaginons un développeur qui maîtrise déjà la programmation en Python mais a besoin de développer des compétences en analyse de données. Une formation qui commence par des modules relatifs aux bases de la programmation en Python serait non seulement inutile mais surtout contre-productive pour l’apprenant comme pour l’entreprise et peu stimulante. Le risque de décrochage est alors accru. En revanche, une formation qui évalue les compétences déjà acquises et commence directement avec des modules avancés sur l’analyse de données avec Python captera l’intérêt de l’apprenant, maximisera son engagement et sera source d’efficacité pour l’organisation.
Du point de vue de la rationalité économique pour l’entreprise, concentrer les ressources de formation sur le développement de compétences non maîtrisées est ainsi plus rentable. L’entreprise maximise le retour sur les attentes et optimise le temps engagé en formation et le coût de conception ou d’acquisition.
Cette stratégie de formation à la juste compétence opère une transition vers une approche plus modulaire et opérationnelle de la formation. Cette modularité répond au besoin de formation continue dans un environnement professionnel en perpétuel mutation. Elle permet de micro-certifier chacune des compétences (voire des micro-compétences) spécifiques acquises au travers de parcours courts et ciblés.
La certification est généralement associée à des parcours longs et académiques peu adaptés aux agendas surchargés des collaborateurs et au besoin de mobilisation immédiate des acquis en situation de travail. La micro-certification offre, à ce titre, une alternative flexible et ciblée aux parcours académiques traditionnels. Moins scolaire qu’une certification lourde et chronophage, la micro-certification constitue pour l’entreprise un levier de fidélisation des collaborateurs. Toutefois la micro-certification se heurte souvent à une problématique de reconnaissance officielle dans les cadres de certification traditionnels. Pour maximiser son impact, il est essentiel d’œuvrer à une meilleure intégration dans les cadres de reconnaissance des compétences, en adaptant les politiques de certification aux réalités du marché du travail contemporain. Cela implique une collaboration étroite entre les acteurs de l’éducation et de la formation, les entreprises et les décideurs politiques pour valoriser et reconnaître officiellement l’apprentissage modulaire et continu sur des compétences ciblées, comme un véritable pilier de la formation professionnelle.
4. Quelques défis à surmonter avant de se lancer
La réalisation d’une cartographie des compétences au sein d’une organisation représente une avancée majeure vers une gestion des talents plus fine et une formation ciblée. Toutefois, cette démarche innovante peut se heurter à des réticences à tous les niveaux et nécessiter une communication stratégique pour lever les freins et valoriser son bien-fondé auprès de toutes les parties prenantes.
Auprès des collaborateurs tout d’abord, pour lesquels l’idée d’une évaluation initiale peut susciter des craintes (celle d’être jugée essentiellement), voire de l’anxiété (par l’anticipation de conséquences négatives sur son évolution professionnelle). Il est donc primordial de communiquer sur la nature formative et bienveillante de cette cartographie, en insistant sur son objectif principal : identifier les opportunités de développement professionnel et non sanctionner.
Il s’agit ici de valoriser le parcours individuel de chaque collaborateur en mettant en avant la personnalisation des formations et la valorisation des compétences existantes,si l’on veut transformer l’appréhension en adhésion.
Pour les managers ensuite, pour lesquels l’investissement temps pour réaliser cette cartographie peut sembler hors de proportion au regard de l’utilité perçue. La communication doit donc souligner comment cette démarche s’inscrit dans une logique d’optimisation des performances de l’équipe et de réalisation des objectifs individuels et collectifs du manager. Il s’agit de démontrer que, la charge supplémentaire sera compensée à court terme par une gestion plus agile des ressources humaines au travers de la cartographie des compétences et de l’individualisation des parcours.
Pour les RH encore, qui vont voir leur rôle évoluer et s’orienter vers une démarche encore plus proactive d’amélioration continue et de développement des compétences. Il est crucial de communiquer sur les bénéfices à long terme de cette transformation, tels que l’augmentation de l’engagement des collaborateurs, l’optimisation des parcours de formation et une meilleure adéquation entre les talents disponibles et les besoins de l’organisation. Encourager une culture du feedback et de l’évaluation positive peut faciliter cette transition.
Pour le « board » et les décideurs enfin, pour qui il peut être tentant de considérer la cartographie des compétences comme une énième initiative RH, déconnectée des réalités opérationnelles. La communication doit donc mettre en avant la valeur ajoutée concrète de cette démarche : amélioration de la compétitivité, réactivité accrue face aux évolutions du marché, et optimisation des investissements en formation.
Il s’agit de présenter des cas concrets et des données probantes démontrant comment la cartographie des compétences contribue directement à la réalisation des objectifs stratégiques de l’entreprise.
Une communication claire, transparente et adaptée à chaque audience est essentielle pour surmonter les obstacles à la mise en place d’une cartographie des compétences efficace. En valorisant les bénéfices individuels et collectifs de cette démarche, il est possible de lever les a priori et d’engager l’ensemble de l’organisation dans une voie d’amélioration continue et de développement professionnel.
5. Pour conclure
Dans un contexte où la seule constante est le changement, il est grand temps de considérer la juste compétence comme un levier individuel et collectif de performance économique, de résilience face aux crises multiples et de sécurisation des parcours individuels.
Cartographier les compétences individuelles et les besoins organisationnels pour définir des parcours de formation à la juste compétence, c’est assurer :
- à l’apprenant :
- une individualisation de la stratégie de développement de ses compétences ;
- une meilleure réactivité face aux évolutions du marché et à l’obsolescence rapide des compétences ;
- à l’entreprise :
- une allocation plus efficace des ressources de formation, en investissant dans des compétences directement applicables aux projets et aux défis actuels.
- une meilleure attraction et rétention des talents.
En mai 2024 prendra fin l’année européenne des compétences, ne serait-il pas temps de considérer l’acquisition de compétences ciblées et individualisées ?